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Par blvt le 16 Juillet 2007 à 13:02
UNIVERSITÉ PARIS III - SORBONNE NOUVELLE
U. F. R. de Littérature et Linguistique Françaises et Latines
École doctorale de Littérature française et comparée
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ PARIS III
EN LITTÉRATURE FRANÇAISE
présentée et soutenue publiquement
par
Benjamin LAHACHE
Titre :
L'ŒUVRE DE DOMINIQUE ROLIN
Essai de documentation & d'interprétationAVANT-PROPOS
Cette année, cela fait tout juste soixante ans que Dominique Rolin a publié son premier roman, Les Marais. Cette parution fut très bien accueillie par le milieu littéraire et notamment par de grands noms tels Max Jacob et Jean Cocteau. Comme nous le détaillerons plus tard lors de la biographie de l'auteur, les ouvrages roliniens, à chacune de leur sortie, sont toujours salués par les auteurs les plus reconnus du moment, de Cocteau à Camus en passant par Nimier et Sollers. Dominique Rolin est une figure vivante de la littérature française [1]. Le Futur immédiat [2], sorti en février 2002, est son trente-et-unième roman et son quarantième ouvrage édité.
Couronnée par de nombreux Prix (dont le premier fut le Femina en 1952), l'œuvre peut être considérée comme faisant partie intégrante du patrimoine littéraire français. La renommée de Dominique Rolin touche à nouveau le grand public. Elle est un auteur contemporain reconnu mais qui n'a pas toujours été médiatisée. Elle n'a, pourrait-on croire, jamais été réellement attirée par le succès littéraire. Non pas qu'elle ait un quelconque mépris envers le succès, loin s'en faut, mais il semble plutôt que ce dernier n'a jamais été une motivation première pour elle. Dominique Rolin n'a jamais sacrifié ni sa production ni sa personnalité, au souci d'être à la mode. Elle s'est toujours attardée sur la psychologie, voire la psychanalyse. Même si cette dernière peut être considérée comme à la mode, pour lauteur cest une mode qui dure depuis une cinquantaine dannée, donc une constante. Et sa manière d'aborder, d'affronter, dans ses écrits, les problèmes intimes du genre humain', n'a pas été particulièrement fédératrice pour le plus grand nombre. Elle n'écrit pas pour divertir son lecteur : elle écrit parce qu'elle doit écrire, parce qu'il lui faut écrire, parce que l'écriture est une nécessité pour elle, que cela plaise ou non. Il s'agit là d'un cheminement intérieur, exposé aux lecteurs avec l'espoir que ceux-ci s'y retrouveront et pourquoi pas, et y gagneront peut-être une certaine aide.
L'œuvre de Dominique Rolin se compose essentiellement de romans, de nouvelles, mais aussi de pièces de théâtre, d'essais, d'articles critiques, de scénarii. C'est une production riche et variée. Mais Dominique Rolin est avant tout une romancière et ce sont ses romans qui vont nous intéresser plus particulièrement car ils forment la plus grande partie de l'œuvre et l'essentiel de son travail. Le roman étant la forme littéraire privilégiée par l'auteur, notre étude portera sur l'ensemble de cette production mais aussi sur quelques nouvelles incontournables. Comme Dominique Rolin a commencé sa carrière littéraire par ce genre, ces dernières nous serviront entre autres à montrer l'évolution stylistique de son écriture.
Son œuvre complète apparaît centrée sur les thèmes suivants : l'enfance, la famille, les amours, les déchirements, la mort, les rêves. En somme, sur les différents états, événements et passions que vivent les êtres au cours de leur destin. L'écriture rolinienne colle à la vie, colle à l'existence propre de l'homme et donc à l'intimité de sa condition. L'écriture est en quelque sorte le combustible' de sa vie. Pour cette raison essentielle il nous semble nécessaire, avant même de commencer l'étude littéraire dans son aspect poétique', d'effectuer une présentation biographique de l'auteur. En entrant ainsi dans la vie de Dominique Rolin nous serons mieux à même de comprendre les tenants et aboutissants de son œuvre romanesque.
L'ensemble de sa production s'étendant sur plus d'un demi-siècle, nous tenterons en premier lieu d'en décrire l'évolution, d'en dégager les différentes phases remarquables. Nous constaterons que de 1942 à aujourd'hui, nous pouvons diviser l'écriture rolinienne en trois périodes caractéristiques. La distinction de périodes' différentes nous permettra de mieux considérer l'ensemble. Même si, à première vue, le découpage pouvait formaliser un morcellement qui risquerait de défavoriser l'unité de l'œuvre, il nous semble un procédé efficace pour mieux appréhender un système global en s'attardant sur les sous-systèmes qui le composent. D'autant qu'ils nous permettront de dégager les processus de variation de la création car, force est de constater que dans la vie romanesque de l'auteur se dégagent nettement des évolutions stylistiques notoires. La première serait celle des débuts, de 1942 à 1962 : c'est le temps de la tradition dite réaliste', ses romans se distinguent dans la vision de la cellule familiale qu'ils donnent (envisagée comme un véritable carcan que les enfants tentent de fuir), dans les thèmes abordés, mais pas dans le type d'écriture qu'elle emploie, celle-ci est alors plutôt classique', héritée du roman du XIXe siècle et s'inscrivant dans une norme répandue alors. La seconde évolution serait celle du rapprochement avec le Nouveau Roman. Nous considérons alors l'œuvre en la replaçant par rapport à l'histoire littéraire du moment et en montrant les influences que cette période a eues sur l'auteur. Il fait des expériences, profite du vent nouveau qui souffle alors sur la littérature pour y trouver quelques moyens d'expression littéraire plus proches de sa propre pensée.
Sans qu'elle fasse réellement partie du groupe des Nouveaux Romanciers, sans qu'elle se déclare comme tel, ses ouvrages montrent qu'ils en subissent nettement le courant'. Pour l'auteur ce sera l'occasion d'approfondir sa recherche tout en se défendant de suivre une mode. Nous montrerons dans la présente étude en quoi cette défense était justifiée. Enfin, la troisième évolution notable serait celle d'une écriture ayant atteint une certaine maturité : de 1980 à aujourd'hui, le style rolinien semble avoir trouvé un équilibre que nous qualifierons de synthétique', une sorte de retour à une écriture apparemment plus classique mais enrichie des connaissances apportées par la période de recherche sur le Nouveau Roman.
Pour qu'il y ait une évolution remarquable' il faut que celle-ci caractérise un certain nombre d'ouvrages. Nous n'en avons pas déterminé un nombre minimum, ferme et restrictif mais en regardant notre découpage' nous constatons que chaque phase est composée d'une dizaine de romans. C'est pour cette raison que, malgré des indices qui pourraient être considérés comme une nouvelle tendance chez l'auteur (par exemple depuis 1996 avec L'Accoudoir les romans roliniens deviennent nettement plus courts), une sorte de désir d'efficacité et de raccourcissement des œuvres, nous ne considérerons pas qu'il s'agit là d'une quatrième phase. Même si nous la pressentons, nous manquons de recul pour l'analyser ; c'est là une des difficultés à étudier une œuvre romanesque contemporaine et toujours ouverte.
Enfin, après avoir dégagé les différentes phases d'écriture de l'auteur, nous nous attarderons sur les procédés littéraires qu'il utilise et qui, réunis, donnent à l'écriture rolinienne sa spécificité. Nous appellerons ces procédés les outils romanesques' car c'est en les utilisant que l'auteur construit son écriture. Ce sont : les niveaux de langues (avec lesquels l'auteur aime jouer), les néologismes, la ponctuation, l'ellipse, les mots ou phrases tronqués, l'éclatement des mots, l'agencement typographique, la répétition, la sonorité, et l'étymologie. Ainsi nous aurons donné un aperçu des caractéristiques formelles de l'écriture rolinienne.
Une fois analysées diachroniquement les différentes évolutions de cette écriture ainsi que les procédés stylistiques qui la caractérisent, nous nous arrêterons sur les deux aspects fondamentaux de l'œuvre romanesque. Le premier de ces aspects se situe sur le plan narratologique. Comme nous l'avons signalé un peu plus haut, l'écriture, pour l'auteur, semble être une véritable nécessité, un besoin vital. Il s'implique tellement dans la création de ses ouvrages qu'il est parfois difficile, pour le lecteur, de savoir si c'est le narrateur qui prend le dessus dans la narration ou si c'est l'auteur qui la mène. Il y a là une sorte d'ambiguïté avec laquelle Dominique Rolin ne manque pas de jouer. Cette ambiguïté nous amènera à prendre en considération le statut même du roman : pure fiction ou autobiographie ? Les ouvrages de Dominique Rolin sont-ils de vrais' romans ? Nous trouverons une réponse dans l'autofiction grâce aux travaux, entre autres, de Serge Doubrovsky. Cela nous amènera à la constatation suivante : l'auteur assimile intégralement son narrateur et c'est un facteur de liberté pour lui, une sorte d'abolition des frontières normées. Auteur et narrateur ne forment plus qu'une seule entité au service de l'introspection, ils utilisent le livre comme médium.
[1] Comme le montrent les articles de presse (V. en annexe) publiés à chaque sortie de ses romans et notamment pour Le Futur immédiat.
[2] Le Futur immédiat.‑ Paris : Gallimard, 2002.‑ 115 p
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Par blvt le 16 Juillet 2007 à 12:50
Première partie :
Un écrivain contemporain
Nous avons choisi de présenter l'auteur en en donnant une vision d'ensemble car, jusqu'à ce jour, aucune étude n'a été consacrée ni à l'ensemble de sa production romanesque ni à sa vie.
Ne pouvant prétendre analyser la forme et le contenu de ses romans sans avoir une idée précise de son vécu' - ce dernier y est si présent qu'on ne peut l'en dissocier - ce n'est donc qu'après avoir tracé sa biographie sommaire [3], que nous étudierons les différentes phases d'écriture remarquables depuis son premier roman publié.
Les articles, les critiques, les témoignages et les interviews (télévisées et radiophoniques) concernant les romans et la vie de l'auteur, sont nombreux. Ils ont ponctué chaque nouvelle publication depuis 1942. Pourtant, un seul ouvrage donne des éléments précis de la vie de l'auteur et un aperçu de son œuvre. Il s'agit du Bonheur en projet [4], monographie réalisée par Frans de Haes, regroupant quinze études et témoignages d'écrivains et de critiques. Par ailleurs, un mémoire de licence de l'Université de Bruxelles [5] a été consacré à « L'Évolution des thèmes et procédés dans l'œuvre romanesque de Dominique Rolin », réalisé en 1986 par Brigitte Ballings.
Ces deux travaux, l'ensemble des articles de presse, les contributions à des revues littéraires, les interviews, nous ont permis d'envisager dans leur globalité la vie et l'œuvre de Dominique Rolin. Cette dernière a également versé, à la fois à la bibliothèque municipale de Vichy et à la Bibliothèque Royale à Bruxelles, une grande partie de ses archives (manuscrits, correspondance, notes, revues de presse). Ce sont deux fonds, très riches, qui nous ont permis de collecter de précieuses informations [6], à la fois sur sa vie, sur la réception critique de ses ouvrages. Enfin, l'auteur lui-même, lors d'entretiens privés, nous a éclairé non seulement sur quelques points de sa biographie mais aussi sur les motivations et les raisons de ses choix littéraires.
Un écrivain contemporain', c'est un parcours de la vie et de l'œuvre non pas pour étudier la place qu'il occupe dans le XXe siècle littéraire, pour le comparer à tel ou tel autre, mais uniquement pour en donner une approche plus large. Cette dernière doit nous permettre non seulement de mieux connaître l'auteur et sa production mais aussi d'en dégager une identité littéraire propre.
-- page break --I. 1. Sommaire biographique
22 mai 1913 : Dominique Rolin naît dans un petit appartement de la rue Saint-Georges dans le quartier central d'Ixelles à Bruxelles. Elle est issue d'une famille de la bourgeoisie bruxelloise. Son père, Jean Rolin, est directeur de la Bibliothèque du Ministère de la Justice. C'est un homme cultivé, venu de Limbourg où s'étaient jadis fixés des aïeux français. Sa mère Esther Rolin est la fille de l'écrivain Léon Cladel [7], parisienne issue côté maternel d'une famille hollandaise d'origine judéo-polonaise. Dominique Rolin est donc la nièce de Judith Cladel, sœur d'Esther, amie et biographe d'Auguste Rodin [8]. Esther se consacrera à l'enseignement de la diction à l'école municipale de Daschbeek, non loin de Bruxelles. Esther souhaitait devenir comédienne mais elle renonça à ce projet après s'être mariée.
Esther, notamment imprégnée par l'éducation d'un père très engagé [9] politiquement, était très libre d'esprit et de parole. Jean, issu d'une famille de magistrats, souhaitait devenir écrivain mais n'y réussît pas. C'est vraisemblablement cette frustration qui exacerba son autorité. Grâce à la forte personnalité de ses parents, à la non-retenue dont ils faisaient preuve, Dominique Rolin a pu bénéficier d'un environnement favorisant son épanouissement : la vie familiale mouvementée va fournir à son imagination et à sa mémoire une source inépuisable de sentiments, d'émotions et d'anecdotes dont se nourriront ses ouvrages.
Le 25 décembre 1915 naît un autre enfant du couple Rolin : Denys. Et c'est trois années plus tard, le 9 décembre 1918 qu'un troisième et dernier enfant voit le jour : Françoise. La famille, terrain de l'œuvre future de Dominique Rolin est alors au complet. À l'âge de cinq ans Dominique Rolin entre, rue Montjoie, dans une institution religieuse. Les Rolin quittent l'appartement de la rue Saint-Georges en 1920 pour emménager avenue Beauséjour, dans le quartier chic d'Uccle. Dominique entre à l'école primaire de Daschbeek. Les Rolin restent six années avenue Beauséjour avant de déménager à nouveau pour s'installer, cette fois de manière définitive, chaussée de Boitsfort, à l'orée de la forêt de Soignes, au sud de Bruxelles. Jean Rolin avait acheté un terrain à cet endroit pour y construire une très grande maison afin de permettre à sa famille de s'y sentir à l'aise. Cette maison austère et cette forêt d'ombres et de mystères feront partie des lieux qui imprégneront l'œuvre de Dominique Rolin et notamment La Maison, la forêt. Elles seront le cadre d'une enfance troublée et la marqueront à jamais.
Dominique Rolin montre une très grande précocité à la lecture. Elle lit déjà beaucoup et apprend même par cœur, pour son propre plaisir, des contes de Perrault. À dix ans l'auteur se lance dans la lecture d'Edgar Poe avec Les Histoires extraordinaires. Le climat de tension et de cruauté de cette œuvre, que l'on retrouve dès son premier roman publié Les Marais, touchait véritablement la sensibilité de l'auteur. Sur le chemin de l'école, elle se raconte des histoires qu'elle transcrit le soir, les illustrant de dessins. Âgée de treize ans, Dominique Rolin passe ses vacances en famille en bord de mer, en Flandre Occidentale, à La Panne ou en Campine à Genk. Les marais de Genk, eux aussi, lieux favoris, évocateurs de souvenirs, cadres d'action et de réflexion, feront l'objet de nombreuses descriptions dans l'œuvre rolinienne au même titre que la forêt de Soignes [10]. Ces marais, théâtre de nombreux souvenirs d'enfance donneront même leur nom au premier roman publié par l'auteur, Les Marais, en 1942.
En 1927 un drame secoue la famille Rolin. Jean Rolin, épris d'une de ses élèves demande le divorce et quitte la maison familiale. Esther refusant cette séparation, un climat de forte tension et de violence règnera durant quatre années dans la maison de Boitsfort.
À dix-sept ans Dominique Rolin obtient, avec une année d'avance sur le cursus habituel de l'époque, son diplôme d'études supérieures à l'école de Daschbeek. Et c'est à dix-huit qu'elle commence des études artistiques à La Cambre, au sud de Bruxelles. Elle s'inscrit au cours d'illustration du livre, conséquence logique d'une passion dévorante et talentueuse tant pour le dessin que pour les livres. Son ambition d'alors est d'en faire sa profession mais le besoin d'écrire grandit en elle chaque jour. La lecture de Natchez de Chateaubriand charme littéralement l'auteur qui dira plus tard qu'il a trouvé dans ce livre « extraordinairement baroque, profus, passionnant et très visuel » [11] l'essence même de son désir d'écriture. Sensible dès son plus jeune âge à la magie des livres, Dominique Rolin ne s'est jamais départie de cette passion pour la lecture.
Mille neuf cent trente-deux : Dominique Rolin entre à l'École du Service Social, rue du Grand Cerf, et entreprend des études de bibliothécaire. La même année naît sa première publication : la nouvelle Repas de famille [12] paraît dans Le Flambeau, revue politique et littéraire belge, dirigée par Henri Grégoire [13]. Cette publication est la première d'une série de nouvelles et de contes qui seront publiés dans l'hebdomadaire Cassandre, principal journal belge dirigé par Paul Colin, jusqu'en 1942.
De 1933 à 1936 Dominique Rolin travaille à la Librairie Générale de Bruxelles.
Dix-neuf cent trente-six pourrait être appelée « l'année du commencement ». C'est en effet au long de cette année, charnière dans la vie de l'auteur, que Dominique Rolin quittant la Librairie Générale, entre comme attachée à la bibliothèque de l'Université Libre de Bruxelles. Elle écrit alors son tout premier roman, Les Pieds d'argile mais ne trouve pas d'éditeur. Mille neuf cent trente-six voit aussi la publication d'une nouvelle, La Peur, [14] dans la revue littéraire parisienne de Jean Paulhan Mesures. Dominique Rolin ressent de plus en plus l'écriture comme une nécessité. Elle épouse en 1937 un personnage un peu fou qui se dit poète, Hubert Mottart. C'est un homme excessif, brutal et ayant de larges penchants pour l'alcool. Il est surtout le moyen pour cette jeune femme de vingt-quatre ans de se libérer de la cellule familiale Rolin' dans laquelle elle se sent de plus en plus oppressée. Ce sont l'infidélité de son père et la « surprotection » de sa mère qui la poussèrent à fuir dans le mariage la maison familiale de Boitsfort. En 1938, de cette union tumultueuse avec Hubert Mottart, naîtra Christine.
Le 21 mars 1939, une lettre de l'éditeur parisien Gaston Gallimard, adressée à « M. Dominique Rollin » (sic), fait savoir à l'auteur qu'il n'accepte pas de publier Les Pieds d'argile. Abandonnant tout espoir de voir un jour édité cet ouvrage, Dominique Rolin en détruira alors le manuscrit. Les années passant, les caractères se durcissant, s'affirmant, s'exaspérant, la situation familiale des Rolin devient de plus en plus pesante. C'est cette atmosphère, d'une famille en proie aux déchirements, qui plus tard s'immiscera dans Les Marais. Le 3 avril 1939, Gaston Gallimard écrit de nouveau à Dominique Rolin et corrige cette fois son erreur, tant en ce qui concerne le sexe que le patronyme, en adressant sa correspondance à « Mme Dominique Rolin ». Il a eu l'occasion de lire un ensemble de nouvelles (depuis le 4 mai 1935 jusqu'en 1942, Dominique Rolin publie des nouvelles et contes dans Cassandre [15]) et une partie du roman Les Marais. Il se dit alors très impatient de voir ce dernier achevé.
Mais au mois de septembre la guerre éclate et cette correspondance n'aura pas de suite. Les Marais sera achevé en janvier 1940. Dominique Rolin, isolée, loin des siens, reniée par sa famille, vivant dans le dénuement le plus complet les difficultés inhérentes à l'état de guerre, auprès d'un mari de plus en plus violent, reprend contact avec Paul Colin. Il publiera le roman en un feuilleton de dix épisodes dans Cassandre du 15 décembre 1940 au 16 février 1941. Cette prépublication' sera reprochée plus tard à l'auteur, Colin et son hebdomadaire Cassandre ayant été accusés de verser dans la collaboration avec l'occupant nazi. Paul Colin sera par la suite assassiné, en 1943, dans sa librairie par un étudiant résistant. Cependant c'est grâce à cette publication en feuilleton que Les Marais tombe un jour sous les yeux de Robert Denoël à Paris. Enthousiasmé, ce dernier se procure le manuscrit. Il en transmettra des épreuves à Jean Cocteau et à Max Jacob qui seront à leur tour littéralement charmés par l'ouvrage. Les Marais est enfin publié en France en juin 1942. Max Jacob dira, alors à Robert Denoël : « La méchanceté humaine, selon Dominique Rolin (et quelle découverte ! !) n'est pas une méchanceté d'action, comme assassinat ou guerre, méchanceté qui scandalise notre hypocrisie, c'est une méchanceté négative : elle est dans les silences, dans les regards, dans cette sécheresse qu'aucun émoi ne peut remuer. [...] Ce qu'il y a dans Rolin d'admirable c'est la vêture et la descente dans le concret, lesquels arrivent au réalisme par un détour tel qu'on a l'illusion du vécu sans même savoir de quel pays il s'agit, de quelle époque, etc. » [16] De même le 11 juin 1942 Robert Denoël, après lui avoir présenté Dominique Rolin, écrivait à Jean Cocteau : « ... je me réjouissais de vous faire connaître cet être qui me semble un peu miraculeux ». Cocteau rencontrant Dominique Rolin en fera un de ces portraits incisifs et caractéristiques dont il a le secret.[17]
Dix-neuf cent quarante-deux : la publication des Marais amène Dominique Rolin à être reconnue du milieu littéraire parisien. Dix-neuf cent quarante-quatre voit publier Anne la bien-aimée. Avec ce nouveau roman le lecteur est plongé dans un drame planté dans un décor nordique, froid, dur, cassant avec une multitude de personnages aux multiples facettes dont les noms et les tempéraments ont, tout comme dans Les Marais, des consonances et des résonances germaniques ou flamandes : Ludegarde Tor, Polenka, Anne Vogt, Peter et Gerdy.
Le 2 décembre 1944, esplanade des Invalides, Robert Denoël est assassiné. Ses amis, après les événements inhérents aux remous de l'après-guerre, lui avaient vivement et judicieusement conseillé de se tenir, pour quelque temps, à l'écart de toute vie publique. Mais cet homme en vue, ne supportant pas d'être ainsi claquemuré, décida, ce soir-là, de se rendre à l'Opéra en compagnie de son amie Jeanne Voilier, fille d'un grand éditeur et poétesse. Cet assassinat eut vraisemblablement des origines d'ordre politique, mais cette affaire n'a jamais été réellement éclaircie. L'événement marque un tournant dans la vie de Dominique Rolin. Début 1946, sentant, sachant que sa carrière ne peut se construire et s'épanouir dans ces conditions de tension et de précarité, elle décide de tout quitter, Belgique, mari, famille et enfant pour s'installer à Paris, dans le sixième arrondissement, près de la place de l'Odéon, à l'Hôtel des Balcons. Lors d'un cocktail donné aux Éditions Denoël, à l'occasion de la sortie de son ouvrage Les Deux sœurs, Dominique Rolin fait la connaissance d'un journaliste des Nouvelles littéraires qui lui confie avoir le projet de publier un article sur elle. Il lui précise qu'il aime que ses articles soient toujours joliment illustrés et qu'il fait régulièrement appel, pour cette tâche, à un dessinateur-sculpteur de talent, qui tient le rôle « d'illustrateur officiel » aux Nouvelles littéraires, Bernard Milleret. Rendez-vous est rapidement pris pour une séance de pose. Lorsque Milleret rencontre Dominique Rolin pour exécuter son portrait, c'est entre l'écrivain et le sculpteur un véritable et réciproque coup de foudre ! Bernard Milleret trouve un poste d'illustratrice aux Nouvelles littéraires à Dominique Rolin. Cela lui permet de subvenir à ses besoins. Au mois d'avril 1947 elle quitte sa chambre de l'Hôtel des Balcons pour s'installer avec lui dans son atelier de l'avenue de Châtillon (aujourd'hui avenue Jean Moulin) dans le XIVe arrondissement. Les familiers du couple s'appelaient entre autres Germaine Richier, René Char, Marcel Arland, Pierre Emmanuel, Jean Daniel, Hervé Bazin ou Albert Camus. Les instants vécus avec Bernard Milleret dans ces lieux inspirés sont des jours heureux. Moi qui ne suis qu'amour en 1948 manque le Prix Renaudot d'une seule voix. Appliquée, déterminée, zélée et décidée à publier avec une opiniâtre régularité, Dominique Rolin produit un roman tous les deux ans depuis 1942.
En 1950 se manifeste une rupture dans la régularité des publications roliniennes : L'Ombre suit le corps n'est plus édité par les Éditions Denoël, mais celles du Seuil. En effet, depuis la mort de leur fondateur, les Éditions Denoël connaissent des difficultés financières de plus en plus graves. Jeanne Voilier, nommée directeur provisoire, se révèle incapable de redresser la situation. Par l'entremise de Bernard Milleret, Dominique Rolin est mise en relation avec le directeur des Éditions du Seuil, Paul Flamand, qui propose un nouveau contrat à l'auteur.
« L'argent ne fait pas le bonheur » : Dominique Rolin et Bernard Milleret, bien que très démunis, vivent en effet quelques années de félicité entre l'avenue de Châtillon et Saint Germain-des-Près, au milieu de l'élite littéraire et artistique du moment. Les ouvrages de l'auteur n'apportant pas de rentrées régulières, c'est une époque où l'argent du couple provient plutôt des portraits d'auteurs et des illustrations que Milleret réalise périodiquement pour Les Nouvelles littéraires, Les Lettres françaises, Action.
Talent enfin reconnu ! Le Souffle est couronné par le Prix Femina en 1952. Au reste, c'est le moment que choisit Gaston Gallimard pour proposer à l'auteur, nouvellement et brillamment promu, de faire partie des auteurs de la maison. Au terme de cet accord, et avec l'assentiment de Paul Flamand, Dominique Rolin sera à nouveau publiée chez Denoël, dont Gaston Gallimard s'était récemment porté acquéreur.
C'est en 1953 que le couple peut alors se permettre une première « grosse dépense ». Grâce aux gains du Femina, Dominique Rolin et Bernard Milleret achètent, à Villiers-sur-Morin, en Seine-et-Marne, la maison de leurs rêves : une belle et grande demeure, au milieu d'un parc planté de hauts arbres, en lisière des champs et des bois briards, bien loin de l'agitation parisienne. C'est alors le moment où Dominique Rolin, pressentant la fin des vaches maigres, juge le temps enfin venu de faire revenir auprès d'elle sa fille Christine, alors âgée de quinze ans. Ce n'est plus la misère, mais ce n'est pas non plus l'opulence ! L'argent du Prix Femina a été englouti dans l'achat de la maison, il faut rembourser les emprunts et il est parfois très difficile de respecter les échéances et d'honorer les factures. Les fournitures pour les sculptures de Milleret, l'entretien de la maison coûtent cher. Ce sont les articles, récits et nouvelles de Dominique Rolin, publiés entre autres dans Marie-Claire [18], et les dessins de Milleret qui permettent alors de survivre. L'amour du couple semble sortir renforcé de toutes ces épreuves : la maison de Villiers est, en ces temps-là, la maison du bonheur.
Les Quatre coins sort en 1954 et en janvier 1955 l'écrivain et le sculpteur décident de se marier. C'est à la suite de cette union que Dominique Rolin obtient la nationalité française. Dans sa soif de vie et d'écriture, elle produit, peu de temps après ce mariage, un nouveau roman : Le Gardien, tout empreint de l'esprit de la maison, des champs et des bois de Villiers ainsi que de la forêt de Soignes. Mais cette période faste ne dure pas. En juillet 1956, se déclare la terrible maladie, un cancer du pancréas, qui terrassera Bernard Milleret quelques mois plus tard. Il s'éteint le 12 mars 1957.
Ce n'est qu'en 1958, soit trois années après sa dernière production, que Dominique Rolin publie Artémis, faisant ainsi l'une de ses très rares entorses à son rythme biennal. La même année elle est pressentie pour être membre du jury du Prix Femina. En octobre, un jeune écrivain des Éditions du Seuil, Philippe Sollers, publie un ouvrage original : Une Curieuse solitude. Paul Flamand souhaitant « pousser » cet espoir de la littérature française, alors inconnu, organise une réunion « promotionnelle ». Il réunit, dans sa maison des environs de Paris une poignée de journalistes susceptibles d'aider au démarrage d'une carrière qu'il pressent prometteuse. C'est à cette occasion que Dominique Rolin rencontre ce futur brillant homme de lettres et que naîtra, entre la femme mûre et le fougueux jeune homme, une puissante et longue passion. Cet amour s'incarnera sous le pseudonyme « Jim » que l'on retrouvera dans les romans de l'auteur, à partir du Gâteau des morts (1982) jusqu'au Futur immédiat (2002). Dominique Rolin est alors un auteur français reconnu et estimé de ses pairs.
Elle quitte Villiers-sur-Morin en février 1959 et retourne s'installer définitivement à Paris au cinquième étage d'un antique immeuble au 36 de la rue de Verneuil qu'elle occupe encore de nos jours. Elle considère cet appartement comme son « jardin d'agrément » [19] et elle y fera référence à de nombreuses reprises dans ses ouvrages des années 1990, Deux femmes un soir , L'Accoudoir , La Rénovation [20].
Le Lit [21] est publié en 1960. Ces trois années auront été nécessaires à l'auteur pour faire son deuil' et être capable de crever l'abcès de la souffrance vécue au cours des dernières années de vie avec Milleret. Elle décrira dans cet ouvrage avec talent et douleur la maladie de son mari, les prémices et les diagnostics redoutés jusqu'au dernier souffle de l'être chéri. Dans cet ouvrage, à l'instar d'auteurs tels que James Joyce et Franz Kafka, l'auteur va tenter d'aller plus profondément dans l'analyse des sentiments. Pour y parvenir, Dominique Rolin commence à utiliser les arcanes d'un nouveau « type d'écriture » connu sous l'appellation Nouveau Roman. Cette influence se manifestera dans plusieurs œuvres et nous ne manquerons pas de la traiter dans l'étude présente.
C'est aussi à partir de 1960 que Dominique Rolin prendra l'habitude de séjourner régulièrement à Venise. Dans un rite immuable, elle se plaira à se rendre, deux fois par an, dans la cité des doges, pour des séjours d'une quinzaine de jours. Elle aimera désormais cette ville où elle se ressource et qui l'inspire autant que Paris et Bruxelles. Venise, faisant partie du monde rolinien, est désormais présente au fil de l'œuvre sous le vocable de « la ville étrangère »
En 1962 sort Le For intérieur dans lequel elle manifeste pour le Nouveau Roman un intérêt de plus en plus grand. C'est pour l'auteur une sorte de libération sur le plan de la technique romanesque. L'écriture de Dominique Rolin s'imprègne alors des techniques utilisées par les membres du mouvement « Nouveau Roman » et notamment par Philippe Sollers et sa revue Tel Quel. C'est en partie ce radical revirement stylistique mais surtout l'affirmation de ses convictions qui la feront évincer, le 11 février 1965, du jury du Prix Femina. Cette éviction, dont la presse se fera l'écho, est en partie provoquée et voulue par l'auteur. Il trouvait en effet que les femmes membres du jury étaient encore trop imprégnées de la littérature du XIXe. De plus celles-ci n'avaient pas apprécié qu'elle soutienne les écrits de Robert Pinget et son ouvrage L'Inquisitoire [22]. Rolin publiera même dans Le Nouveau Candide [23] un article incendiaire contre les membres du jury. Cet article a été déterminant au point de provoquer l'exclusion. Cette nouvelle disponibilité permet à l'auteur d'être élu membre du jury du Prix Roger Nimier (Prix créé par Florence Gould [24] en 1963). 1965 voit se terminer la vie d'Esther, mère de Dominique. La même année, La Maison la forêt sort des presses, ouvrage dans lequel il est fait état des relations tendues, particulières et conflictuelles liant le couple Esther / Jean. Maintenant sort en 1967, Le Corps en 1969, Les Éclairs en 1971 et Lettre au vieil homme en 1973 dans lequel l'auteur tente de renouer de nouvelles relations avec son père. Mais en 1975 Jean Rolin meurt, dix ans après sa femme. La mort de ses parents marque profondément Dominique Rolin et cette déchirure se ressentira dans toutes les œuvres suivantes (et notamment dans Les Éclairs, L'Infini chez soi, La Voyageuse). La même année 1975 voit paraître Deux. Et toujours deux années plus tard, c'est au tour de Dulle Griet de sortir des presses.
En 1978 Dominique Rolin publie L'Enragé, une autobiographie apocryphe et posthume du peintre flamand Pieter Brueghel l'Ancien [25]. Brueghel, cloué sur son lit d'agonie voit défiler toute sa vie. L'ouvrage sera couronné par le Prix Franz Hellens.
Dominique Rolin donne des conférences, rédige des articles critiques, participe à des colloques, voyage en Europe, aux États-Unis, en Égypte pour y retrouver sa fille, se rend régulièrement à Juan-les-Pins, où l'invite Florence Gould, la veuve du fondateur de la station balnéaire.
C'est en 1980 qu'une autre distinction récompense un ouvrage de Dominique Rolin : le Prix Kléber Haedens pour L'Infini chez soi, premier volume de ce que l'auteur appelle sa « trilogie » et dans lequel il raconte son « avant vie » et sa naissance. Dans les deux autres ouvrages de cette trilogie, il s'agira respectivement de son « avant mort » et de sa mort (Le Gâteau des morts 1982), puis de son « après mort » (La Voyageuse 1984). Dominique Rolin semble enfin connaître la sérénité et le bonheur. Artisan assidu, elle consacre toutes ses matinées sans exception à l'édification de son prochain roman. À peine l'œuvre sortie, elle s'octroie deux jours de repos puis se lance, sans tarder, dans l'écriture du suivant. Chaque sortie de ses ouvrages est signalée et saluée par la presse [26]. L'Enfant-roi paraît en 1986.
Dix-neuf cent quatre vingt-huit et Trente ans d'amour fou, édité chez Gallimard, vient dévoiler au lecteur la fertilité de l'amour, cette fécondité créatrice partagée entre Jim et Dominique. C'est quarante-neuf ans après le refus de Gaston Gallimard de publier Les Pieds d'argile qu'un ouvrage de Dominique Rolin est enfin édité dans la fameuse collection blanche. Désormais, tous ses ouvrages y seront publiés. Succédant à Marguerite Yourcenar en qualité de membre étranger représentant la France, c'est en avril 1989 que sa nomination à l'Académie Royale de Langue et de Littérature Française de Belgique consacre la carrière de Dominique Rolin. Mille neuf cent quatre-vingt-dix : Vingt chambres d'hôtel reçoit le Prix Roland Jouvenel de l'Académie Française.
Le Grand Prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres pour l'ensemble de son œuvre lui est décerné en 1991. Jean Antoine réalise, l'année suivante, un téléfilm retraçant la vie et la carrière de l'auteur : Dominique Rolin, l'infini chez soi'. C'est un documentaire de cinquante minutes dans lequel se succèdent interviews de l'auteur, lectures de passages de ses ouvrages, lieux marquant sa vie. Il sera diffusé sur la chaîne belge RTBF et sur France 3 [27].
Dominique Rolin est élue Présidente du jury du Prix Roger Nimier en 1995, elle y restera jusqu'en 2001, et son œuvre est récompensée par le Grand Prix National des Lettres.
L'Accoudoir, appui de fenêtre d'où l'auteur contemple le monde, sort en 1996. Et c'est à l'occasion de grands travaux dans l'immeuble bicentenaire de la rue de Verneuil que La Rénovation voit le jour en 1998. En mars 2000 paraît Journal amoureux, roman à la gloire de l'être aimé depuis quarante ans.
Le Futur immédiat, février 2002, sort en parallèle avec un livre d'entretiens, Plaisirs [28]. Elle poursuit toujours dans la veine autobiographique. L'ouvrage tourne autour d'un « vieux salopard que l'humanité adule »: le temps.
«Assez, Temps, je ne te laisserai pas faire. Terminer mon livre et je t'aurai exterminé.» [29]
La narratrice voit ramper vers elle la mort, «cette sacrée pouffiasse», et se demande: « Pourquoi faudrait-il mourir ? » Le temps, Dominique Rolin le réduit à des «futurs immédiats», des illuminations entre souvenirs et actualité. Elle célèbre aussi ses trois fêtes que sont le vin, la musique, le sommeil. Et l'amour, qui la lie depuis plus de quarante ans à Jim. Le livre se construit ainsi, entre les échanges téléphoniques, les fulgurances de futur immédiat et l'écriture, ce «plaisir d'avant le plaisir».
Les ouvrages de Dominique Rolin ont été publiés et traduits dans de nombreuses langues comme l'anglais, l'allemand, le néerlandais, mais aussi l'italien, le japonais, le chinois, le serbo-croate et le slovène. Dominique Rolin n'a jamais cessé d'écrire et ne s'est jamais accordé plus de deux jours de répit entre chaque ouvrage. Elle fait partie de ces auteurs pour qui l'écriture est comme une indispensable hygiène de vie. Vie qui ne pourrait vraisemblablement pas continuer sans écriture. Dominique Rolin dira même au détour d'une conversation que « sa vie est son œuvre et inversement d'ailleurs » [30].
Toute vie nécessite des choix. Contre vents et marées Dominique Rolin a toujours choisi l'écriture, quittant sa Bruxelles natale, quittant son « poète maudit alcoolique » auprès de qui son écriture ne pouvait s'épanouir, ou bien choisissant, avec le déchirement que l'on peut imaginer, de confier l'éducation de sa fille Christine à sa propre mère (Esther), se sachant elle-même incapable de subvenir aux besoins matériels et moraux de son enfant. Il a toujours fallu que l'écriture chemine, que l'auteur avance sans perdre de temps avec des sentiments négatifs et retardateurs tels la tristesse ou le regret. Seul le bonheur peut faire évoluer les choses, le bonheur comme objectif [31], seul moyen pour l'auteur de se sublimer, de transcender les difficultés quotidiennes pour se consacrer à l'œuvre. Ainsi après la mort de Bernard Milleret, il fallait qu'elle rencontre un Jim qui l'aide à ne pas sombrer dans le chagrin et la tristesse et à continuer, gaillardement et crânement, son chemin, la route du verbe. Quand Dominique Rolin évoque sa Venise, « la ville étrangère », on comprend à quel point ses séjours bisannuels lui sont nécessaires comme une véritable nourriture dont son corps et son esprit tirent substance : c'est là que s'exprime en toute liberté son amour pour Jim'.
Ce qui caractérise la vie de Dominique Rolin est sans aucun doute ce combat permanent pour l'écriture coûte que coûte. Aujourd'hui encore, sans faillir, les romans roliniens sont sortis inlassablement et régulièrement jusqu'à Le Futur immédiat en 2002. Chaque expérience vécue par l'auteur est prétexte à écriture, tant et si bien qu'en parcourant la totalité de l'œuvre on peut objectivement avoir le sentiment de suivre à livre ouvert la vie de l'auteur.
« Car si j'en juge par ma seule histoire, un romancier, à force d'être enfermé dans les rets d'une fiction qui dépasse la réalité', finit par dormir sa vie, et par conséquent, la rêver bien plus que de la vivre. Il lui arrive cependant, de temps à autre, d'apercevoir le jour par l'entrebâillement d'un réalisme qui ne peut en aucun cas le toucher directement ».[32]
Cette réflexion est révélatrice tant pour l'œuvre que pour l'auteur que nous savons indissociables ou plutôt, oserons-nous dire, consubstantiels. Le risque, évoqué par Dominique Rolin, de rêver sa vie plutôt que de la vivre nous semble largement compensé par l'aptitude de Dominique Rolin à donner vie à ses rêves. Elle objective le tréfonds des relations des êtres avec leurs environnements, tant en état de veille que de sommeil. Rêver sa vie et vivre ses rêves... Une œuvre-vie et une vie-œuvre... Toute l'œuvre et tous les personnages sont pétris de cette dualité à la fois limpide et ambiguë. Dominique Rolin ne se contente pas d'un survol succinct ou d'un effleurement distrait des choses. Elle s'en pénètre, elle y pénètre, elle les digère et les assimile dans un besoin charnel de compréhension et d'identification.
Lire Dominique Rolin c'est pénétrer l'atmosphère d'une planète à la fois méconnue et familière. C'est entrer au plus profond de soi. La conscience et ses mécanismes y sont décortiqués et analysés. Dominique Rolin s'attaquant à l'analyse de son fonctionnement semble s'attaquer à celui des hommes et c'est en cela que le lecteur y retrouve des repères, des interrogations, des peurs, des angoisses, des plaisirs. Il apparaît alors que l'exploration de l'auteur est aussi un peu la sienne.
I. 2. Évolution d'une écriture.
L'œuvre de Dominique Rolin se compose de quelque trente-deux romans, vingt-cinq nouvelles, deux pièces de théâtre, deux essais et de nombreux textes comme des articles critiques, des fictions, des chroniques littéraires et deux récits pour enfants [33]. Cette production abondante et très diversifiée rend difficile toute tentative de catégorisation de l'écriture. L'œuvre, s'étendant sur quelque soixante années, explorant une multiplicité de genres, ne correspond pas à un seul style, un seul courant. Cette écriture vivante évoluant sans cesse, nous en étudierons plus particulièrement le développement dans la production romanesque de Dominique Rolin.
Nous allons nous attacher à montrer quelles ont été les grandes étapes de l'écriture rolinienne, et pour analyser ses différentes variations, nous ferons essentiellement appel à la chronologie et à la décomposition en ensembles. Nous considérerons l'œuvre de Dominique Rolin comme un système dans lequel nous distinguerons trois sous-groupes que nous étudierons dans leur succession. Ces trois sous-ensembles correspondent à trois principales périodes d'écriture. Le lecteur qui parcourt les ouvrages de l'auteur de 1936 à nos jours ressent que, de cet ensemble, se dégagent trois temps. Dominique Rolin ne décide pas de changer son écriture de manière radicale à un moment M, c'est progressivement que se font les changements. Pourtant, même si les prémices d'une nouvelle période d'écriture se font sentir quelques années auparavant, ce sera toujours une publication particulière qui marquera un réel changement par une affirmation stylistique nouvelle.
Nous préférerons le terme de phase à celui de période, car la phase est le propre des choses en évolution alors que la période nous limite à un simple segment temporel, enfermé dans des frontières et suppose un découpage trop strict, trop borné pour s'appliquer à une œuvre littéraire comme celle-ci.
Nous nous proposerons de décomposer la production romanesque de Dominique Rolin en trois phases. La première sera celle que nous appellerons la tradition réaliste. Elle s'étend de 1936 avec la publication de Repas de famille [34] jusqu'au roman Artémis [35] en 1958. La deuxième phase sera celle de l'exploration « Nouveau Roman » que nous situerons du titre Le Lit [36] en 1960 au Gâteau des morts [37] en 1982. C'est l'occasion pour l'auteur d'essayer, par de nouvelles techniques narratives, d'aller chercher, par l'écriture, encore plus profondément dans les mécanismes de la psychologie. Enfin nous caractériserons l'équilibre synthétique, dernière et troisième phase, de La Voyageuse [38] à La Rénovation [39], s'étendant de 1982 à 1996 [40]. Puis, nous essaierons d'identifier les outils romanesques essentiels auxquels recourt l'auteur pour construire ses récits et leur donner toute leur mesure émotionnelle.
[1] Comme le montrent les articles de presse (V. en annexe) publiés à chaque sortie de ses romans et notamment pour Le Futur immédiat.
[2] Le Futur immédiat.‑ Paris : Gallimard, 2002.‑ 115 p
[3] « sommaire » parce que le but de notre étude n'est pas de réaliser une biographie complète, pouvant par essence, constituer en elle-même une étude à part entière.
[6] On trouvera les états des fonds en annexe.
[7] Léon CLADEL (Montauban 1835 - Sèvres 1892), appartenant à l'École naturaliste. Il était l'ami intime de Mallarmé et de Baudelaire. Cladel peignait le Quercy et notamment dans un ensemble de romans publié sous le titre Mes paysans (1869-1872). Mais surtout, il s'attacha à rendre compte de la misère des pauvres au sein des villes face aux dures lois de la société bourgeoise. Cladel se veut « amateur du beau et partisan du vrai » : Les Va-nu-pieds 1873.
[8] CLADEL, Judith.- Rodin, sa vie glorieuse et inconnue.- Paris : Grasset, 1936.- 436 p.
[10] Description de la forêt qui sera plus particulièrement soulignée dans Le Gardien
[11] Interview radiophonique de D. Rolin du 12/04/1996, émission : Un livre des voix, France Culture.
[12] Repas de famille, dans Le Flambeau.- Bruxelles, 1935, n°5.- p.513-532
[13] Le Flambeau (1918-1972) était un périodique bruxellois dit « libéral ».
[14] La Peur, dans, Mesures.- Paris, 1936, n°3.- p. 17-32.
[16] V. JACOB, Max.- « Lettre du 10 juin 1942 » dans L'Infini n° 24, Gallimard, Paris : 1988.- p.127
[17] V. La Gerbe du 2 juillet 1942 où l'on trouve une reproduction de ce dessin (copie en annexe). Cote ML6606/5/10 du fonds Dominique Rolin, Bibliothèque Royale de Belgique.
[19] Le Jardin d'agrément sera le titre d'un de ses romans publié en 1994.
[21] Le Lit sera adapté au cinéma quelque vingt-deux années plus tard par la réalisatrice belge Marion Hänsel : Le Lit', long métrage, production Man's Films Bruxelles, 80 minutes, 1982.
[22] L'Inquisitoire.- Minuit, Paris, 1962.- 448 p.
[23] Je n'oublierai jamais ma stupeur et mon effroi lorsque j'ai vu pour la première fois les dames du Femina, dans Le Nouveau Candide.- Paris, 3 décembre 1964, n°188.- p.29, V. annexe p. 293
[24] Américaine d'origine française, 1895-1983, elle était « le dernier des grands mécènes » et une correspondante de l'Académie des Beaux-Arts. V. CORNUT-GENTILLE, Gilles ‑ MICHEL-THIRIET, Philippe.‑ Florence Gould, une américaine à Paris.‑ Mercure de France, Paris, 1989.‑ 285 p.
[25] Né probablement en Hollande, il devient maître peintre en 1551. Comme beaucoup d'autres à son époque, il entreprend le voyage vers l'Italie d'où il ramène énormément de dessins, notamment de la traversée des Alpes qui lui laisse un souvenir inoubliable. C'est ainsi qu'on retrouvera d'étranges montagnes enneigées dans les arrières-plans de tableaux pourtant de chez nous'... Considéré longtemps comme un simple peintre des mœurs paysannes, on lui reconnaît aujourd'hui beaucoup d'autres talents, renouvelant le traitement de paysages ou reprenant certaines thématiques de Jérôme Bosch dans de fantastiques visions (voir notamment Le triomphe de la mort ou Les estropiés). Même dans ses scènes paysannes s'exprime une fine sagesse qui le rapproche de Montaigne par exemple. Dans des toiles dont les sujets semblent parfois classiques, telle Le massacre des innocents, il dénonce les malheurs de son temps, comme la brutalité des troupes espagnoles.
[26] V. échantillons d'articles de presse en annexe
[27] Jean Antoine a également réalisé, en 1984, un reportage intitulé Brueghel et Dominique Rolin', produit et diffusé par la RTBF, durée de 51 minutes.
[28] Plaisirs, entretiens avec Patricia Boyer Latour.‑ Paris : Gallimard, 2002.‑ 220 p
[30] V. Émission, « Le bon plaisir de Dominique Rolin », rencontre avec Jean-Jacques Brochier sur radio France Culture du 21/10/1995
[31] Le Bonheur en projet, Franz de HAES, Bruxelles, Éditions Labor, 1993, 190 p.
[32] « Comment on devient romancier », Dominique Rolin, dans, Le Bonheur en projet.- Bruxelles, Édition Labor, 1993.- p. 143-161
[34] Repas de famille, dans, Le Flambeau.- Bruxelles, mai 1935, n°5.- p. 513-532
[35] Artémis, Paris, Denoël, 1958, 247 p.
[36] Le Lit, Paris, Denoël, 1960, 221 p.
[37] Le Gâteau des morts, Paris, Denoël, 1982, 243 p.
[38] La Voyageuse, Paris, Denoël, 1984, 204 p.
[39] La Rénovation, Paris, Gallimard, 1998, 127 p.
[40] Nous évoquerons plus particulièrement les quatre derniers romans de l'auteur (L'Accoudoir, La Rénovation, Journal Amoureux et Le Futur immédiat) en conclusion de cette partie.
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Par blvt le 16 Juillet 2007 à 12:14
I. 2. 1. Première phase : La tradition réaliste.
Il nous faut, avant de montrer en quoi la première phase d'écriture procède de la tradition réaliste, définir ce que nous entendons par cette formule. Nous considérons comme traditionnels les traits caractéristiques de la fiction narrative correspondant aux canons d'écriture hérités du roman classique du XVIIIe et du roman réaliste-naturaliste du XIXe, à savoir des narrations linéaires mettant en scène des héros dont la vie est à la portée de la compréhension des lecteurs. Ces romans mettent à la disposition du lecteur des expériences, des leçons sur la vie, en racontant des histoires fictives. Ce sont des récits qui se veulent conformes à la réalité et qui sont caractérisés par une forte densité émotive impliquant nécessairement le lecteur. Il découvre au fil de la lecture l'information nécessaire pour pouvoir assurer ses opérations de mémorisation ou d'anticipation, d'identification ou de récusation. Enfin, il s'agit de récits dans lesquels nous avons généralement affaire à une chronologie du temps présent principalement centrée sur la biographie d'un personnage donnant au récit sa vraisemblance. Le narrateur y est le plus souvent omniscient.
Quant au roman psychologique, que nous serons amené à évoquer, il se caractérise, non plus par la description du héros dans ses réactions physiques, dans une matérialité vivante, mais par ses mécanismes spirituels et sa vie sentimentale et morale. De ce que nous sommes convenu d'appeler « la tradition réaliste », le roman dit « psychologique » fait donc partie intégrante. Et c'est sans aucun doute la forme de roman dont se rapprochent le plus les premiers ouvrages de Dominique Rolin.
Précisons que lorsque nous parlons de tradition réaliste' cela concerne plus particulièrement le type d'écriture employé et la construction des textes. La tradition chez Dominique Rolin ne se cantonne pas au roman, c'est une tradition dans l'écriture. Ainsi, c'est en prenant l'exemple d'une nouvelle [1], Repas de famille, publiée en mai 1935, dans Le Flambeau [2] que nous pouvons voir qu'elle est aussi une sorte de révélation pour les ouvrages romanesques à venir, révélation valable à la fois pour le style et pour les thèmes. On y trouve le thème qui sera plus tard développé et le type d'écriture auquel l'auteur restera fidèle jusqu'en 1958.
Dans Repas de famille, Virginie Ramier est en retard à un repas familial, malheureuse à la suite d'une déception amoureuse. Cela ne se fait pas de se faire attendre de la sorte chez les Ramier. À table, elle essuie les regards réprobateurs de son grand-père, de son père et de tous les autres membres de la famille. Tous les convives autour de la table sont décrits, leurs manières, leurs tenues, leurs pensées, par le regard de la triste amoureuse Virginie. Tout lui semble futile et dérisoire. Virginie aimerait mourir. Dans sa précipitation elle a failli se faire écraser par une voiture et regrette d'avoir « manqué une splendide occasion de mourir » [3].
L'auteur met en scène un personnage et cela correspond tout à fait à la phase « réaliste ». Il s'agit à première vue de la biographie d'un personnage (puisqu'il nous est présenté dès la première phrase) qui donne au récit sa vraisemblance. Il semble que nous ayons en outre une étude de sa psychologie puisque le lecteur est renseigné, dès la première page, du désir morbide de Virginie.
« Virginie Ramier fit un bond de chat à qui l'on tranche les pattes pour éviter une auto glissant sans bruit dans le brouillard. » [4]
Le lecteur est donc informé dès l'incipit. Il est face à un récit diégétique : sa forme est proprement narrative et relate une succession de faits. Cela s'oppose au récit mimétique, se réalisant au style direct avec des précisions sur les gestes ou attitudes des personnages : le récit mimétique est particulièrement employé dans la réalisation des pièces de théâtre (mais aussi dans les récits au style direct comme Le Hussard bleu [5]de Roger Nimier.« Un coup de frein déchira l'air d'une plainte ; Virginie cria, atteignit le trottoir et puis tout rentra dans l'ordre : le brouillard la but toute entière de telle sorte qu'elle ne se sentait plus une jeune fille douée d'un corps et de membres articulés. » [6]
Si l'on considère « le point de vue narratif », selon Gérard Genette [7], nous pouvons dire que dans cette nouvelle il s'agit d'une non-focalisation ou focalisation 0. Le lecteur est immédiatement averti. Il connaît l'identité du personnage central. Ce dernier est placé au milieu d'une intrigue (pourquoi Virginie aurait-elle voulu ne pas éviter la voiture ?) qui sert le contrat de lecture. Ce narrateur-là est alors omniscient, il sait tout sur tout. Il connaît les pensées et sentiments de chaque personnage. La focalisation 0 est caractéristique de la tradition romanesque parce qu'elle permet de créer une illusion réaliste particulièrement forte. L'auteur, dans Repas de famille, utilise à l'évidence les procédés qui caractérisent le roman réaliste.
Dans la nouvelle suivante, Les Géraniums [8], le lecteur est là aussi devant une mise en texte traditionnelle.
« Melle Peloux rapprocha sa chaise jusqu'à toucher les genoux des deux visiteuses »
Il s'agit ici de la rencontre du personnage central et de deux inconnues. Nous avons déjà son identité mais rien ne nous indique celle des deux autres personnages. Seules informations les concernant : leur sexe, leur attitude et leur statut. Ce sont deux femmes, assises et qui sont en visite. Rien ne nous indique si le personnage central connaît ces deux femmes. C'est cette rencontre qui fait l'objet de l'intrigue. Le lecteur est ainsi avide de continuer sa lecture pour découvrir qui sont ces deux personnages féminins. C'est ce que Claude Duchet, dans Idéologie de la mise en texte' [9], appelle le topos de la rencontre. Il est la conjonction d'au moins deux acteurs qui permettent la mise en circulation d'une information propre à éclairer le novice. Ici, Melle' est mise en situation : elle reçoit et semble chercher un rapport particulier avec ses interlocutrices puisqu'elle décide de rapprocher « sa chaise jusqu'à toucher les genoux des deux visiteuses ». De même que dans Repas de famille le point de vue narratif est celui de la focalisation 0.
Nous prendrons encore un dernier exemple de nouvelle afin de montrer comment les premiers écrits publiés de l'auteur s'inscrivent tous dans la phase de la tradition. La mise en texte de La Jeune fille qui attendait [10] ne déroge pas à la règle.« Comme le jour baissait, Catherine prit la lampe de dessus le buffet et la posa sur la table. Puis elle l'alluma.»
Dans la classification des différentes « mises en texte » du roman classique ces deux phrases correspondent à ce que Claude Duchet nomme le topos de la lumière. Le personnage est décrit dans un espace textuel. Il est mis dans une situation temporelle (ici la fin de la journée). Catherine, en allumant la lampe, donne la possibilité au lecteur de la voir. Cela amplifie la technique d'effet de réel puisqu'une action fictive nous permet de voir une image, mais surtout, l'énumération des actions élémentaires (prendre, poser, allumer) donne un poids de réalité, d'actualité. Le lecteur voit chaque action s'enchaîner.Rappelons que lorsque nous employons le terme « tradition réaliste » il s'agit pour nous de caractériser le type d'écriture et la construction des textes de l'auteur et non pas les thèmes qu'il aborde dans ses œuvres. Il nous est ainsi possible de parler d'une esthétique de la tradition romanesque au sujet d'une nouvelle. Et lorsque, après ses précédentes nouvelles, Dominique Rolin publie son premier roman, celui-ci n'échappe pas au type d'écriture habituel. Il s'inscrit tout comme les premiers textes dans cet aspect traditionnel dont l'une des caractéristiques les plus importantes est l'acuité de la description.
Comme d'habitude, sur le coup de huit heures du matin, M. Tord pénétra dans la salle à manger où l'attendaient déjà ses cinq enfants et sa femme. Il était revêtu de sa vieille robe de chambre maculée d'encre du haut en bas ; il laissait pendre ses bras le long de son corps ; seules ses mains molles remuaient. » [11]Il en va de même pour le récit suivant en 1944, Anne la bien-aimée qui, lui non plus, n'échappe pas à la règle d'une écriture avec une mise en texte traditionnelle :
« Mon nom est Anne Matthias. J'étais ivre hier soir, et je me suis endormie sur ce banc. » [12]
Le lecteur est toujours informé de manière très précise. Il ne doit pas être perdu et le narrateur doit tout lui dévoiler. Nous avons donc l'identité du personnage, son état psychologique (son ivresse laisse supposer une tristesse ou un désespoir), sa situation spatiale (dehors sur un banc) et sa condition sociale (l'indication spatiale permet l'extrapolation : un individu n'ayant pas pu rejoindre, de quelque manière que ce soit, son domicile, signifie quil nen a pas).
Notons que dans cet exemple le narrateur est « je ». Déjà dans quelques précédentes nouvelles [13] l'auteur avait utilisé ce type de focalisation. Ce recours occasionnel à la focalisation interne n'empêche pas de classer ce texte dans la phase du roman traditionnel. La focalisation interne, en effet, est une technique tout aussi classique que la focalisation 0. Elle n'est qu'un moyen, pour l'auteur, de dynamiser son récit, de le rendre plus vraisemblable, d'augmenter en définitive l'effet de réel afin de faire oublier au lecteur qu'il se trouve dans une fiction narrative et l'aider ainsi à s'identifier au personnage. Cette différence de focalisation ne modifie en rien la constance de l'écriture ; elle montre, en revanche, le choix de l'auteur de diversifier les points de vue narratifs et donc, de surprendre son lecteur.
De 1935 à 1955 l'écriture romanesque de Dominique Rolin utilise ces mêmes techniques narratives dites traditionnelles. Chaque ouvrage est alors une narration linéaire qui décrit la vie d'un ou plusieurs personnages, leur environnement, leurs actes, leurs émotions, expériences et sentiments. Le lecteur a en sa possession les tenants et aboutissants de chaque vie fictive de chaque ouvrage. Le narrateur décrit presque tout, les gestes, les apparences, le cadre et laisse très peu de place à la libre interprétation. De même le nombre de questions restant en suspens est très faible. Ainsi chaque roman est une histoire dans laquelle nous pouvons nous fondre.
Dans Les Marais le lecteur assiste à la vie d'une famille avec toutes ses incidences. Il peut observer la croissance des trois frères et sœurs, de leur enfance à l'âge adulte, devenant eux-mêmes parents. Le père est décrit comme un homme agressif et violent. L'un des enfants, la petite Barbe, morte très jeune, continue à occuper une place importante. Les enfants, unis malgré leurs querelles, sont obligés de se réfugier dans des chambres, des lieux clos, pour s'épanouir ; chacun désirant acquérir sa liberté mais sans se détacher des autres. Amours, mariages, enterrements, déchirements composent le roman. Toute la famille est présentée par l'auteur dans ses moindres détails : les traits de caractère, les manies, les caractéristiques physiques... Le récit est violent et parfois cruel. Il montre la cellule familiale comme un éternel et désespérant recommencement ; les enfants finissant par ressembler à leurs parents dans un cycle cruel et inéluctable.Anne la bien-aimée est le récit d'une pauvre femme, âgée, qui se retourne sur son passé pour contempler la vie qu'elle a gâchée. Issue d'une modeste famille de pêcheurs, elle abandonnera une existence tranquille pour monter à la ville comme serveuse, espérant y réussir aux côtés d'un mari infidèle et alcoolique. Elle s'adonnera à la boisson, s'enfuira avec son jeune enfant et entamera une lente descente aux enfers parsemée de faibles lueurs d'espoirs. Elle s'engloutira si profondément dans la misère et le malheur qu'elle se suicidera en se jetant à la mer. Le récit est consacré à la description de la psychologie d'Anne. Chaque choix de vie est détaillé par le « je » narrateur. La capacité de description des éléments qui entourent la narratrice est caractéristique de la phase roman traditionnel. Cela permet de souligner, de donner du relief à la perception de la narratrice, aidant ainsi le lecteur à mieux comprendre le personnage.
« ... je me souviens : je portais une robe noire à fleurs rouges et un chapeau de paille noire orné de groseilles artificielles. J'emportais mon parapluie de soie rouge et un petit cabas avec mes tartines. » [14]
Anne aime la précision, l'observation, elle détaille la tenue qu'elle porte. L'anthropomorphisation des maisons dénote une tendance à la fois poétique et imaginative.
« Elles me faisaient peur, ces maisons, elles semblaient me surveiller sous leurs paupières faussement closes, et chaque fois qu'elles se dressaient de nouveau devant moi, je me mettais à trembler et des larmes coulaient sur mes joues. » [15]
L'Ombre suit le corps [16] met en scène l'histoire de Nicolas Cormier, un jeune homme qui se dit écrivain. Il rencontre quatre sœurs et épouse celle qu'il aime un peu plus que les autres. Tous deux couleront un bonheur parfait au sein de leur famille. Mais le côté obscur de Nicolas Cormier se trouvera révélé par la rencontre d'une femme au nom étrange : Marie Écarlat. Nicolas quittera femme et enfants afin de vivre passionnément avec Marie. Leur égoïsme réciproque aura raison de leur passion. Ils se sépareront et Nicolas s'en retournera péniblement vers son foyer.
Le Souffle [17] nous présente les dernières semaines de vie d'Auguste Yquelon, veuf depuis dix ans. Il vit, dans la maison familiale, au centre des allées et venues de ses grands enfants. Il attend, avant de mourir, que chacun d'eux soit prêt à perpétuer la tradition familiale et ses mystères. L'aînée tient à reprendre à son compte, mais en vain, les prérogatives paternelles. Chaque héritier veut gérer son trésor de douleurs et d'émerveillements jusqu'au point d'éveiller le tempérament meurtrier du plus doux de ces enfants, Valentin. Il ira jusqu'à tuer pour défendre sa liberté.
Dans Le Gardien, Constant, avant de mourir, revoit toute sa vie, la mort de son père, son apprentissage à la menuiserie du village.
« Je rêve chaque matin de mon père mort depuis cinquante ans. Il me parle et m'invite à une ballade à travers le domaine. » [18]
C'est à vingt ans qu'il a repris les fonctions de son père : gardien du domaine de La Réclusière appartenant à M. Armontel. Dans un besoin forcené d'identification au géniteur, Constant va alors parcourir tous les recoins de sa relation avec son père. Il va fouiller jusqu'au plus profond de ses souvenirs avant de pouvoir se reposer définitivement au pied de l'arbre du domaine qu'il aura, à son tour, choisi.Comme dans Anne la bien-aimée le procédé de l'analepse [19] est utilisé par le narrateur, la focalisation est interne. Tout comme dans les précédents romans la forme reste académique.
Tous ces exemples montrent que de 1935 à 1958, existe une grande cohésion stylistique chez l'auteur. Chacune de ses œuvres est composée et rédigée suivant le mode narratif traditionnel. Le vocabulaire employé dans ces ouvrages est à la fois soutenu et courant. Mais il n'est pas original : pas de néologisme, pas de phrases nominales, pas de particularités qui seraient propres à l'auteur. Nous constaterons que cela changera dans la suite de l'œuvre.
Le dénominateur commun à l'ensemble de l'œuvre de Dominique Rolin apparaît dès les premiers écrits : une exceptionnelle sensibilité aux mécanismes des sentiments humains. Elle y consacre exclusivement ses fictions. Nous pouvons même déjà voir que l'analyse psychologique des personnages se fait toujours par l'intermédiaire de la cellule familiale. Cellule que l'auteur s'applique à décrire, avec une très grande précision à chaque ouvrage, dans toute sa complexité.
En outre, le découpage formel des romans montre que ceux-ci appartiennent également à la tradition romanesque. Nous ne parlons pas ici de schéma narratif ou actantiel mais tout simplement des divisions en parties, livres ou chapitres d'un ouvrage.
En prenant Les Marais, on remarque que l'ouvrage est divisé en deux livres et que chacun de ces livres est subdivisé en cinq parties à peu près équivalentes. Dans L'Ombre suit le corps nous avons trois parties. Le Souffle se décompose en cinq parties équilibrées qui portent des noms alors que dans les ouvrages précédents elles étaient seulement numérotées. La première s'intitule « L'orage », la deuxième « La barque », la troisième « La mort en fête », la quatrième « Destin » et enfin la cinquième et dernière « Le signal ». Dans Le Gardien il n'y a pas de chapitres formels mais simplement quatre parties de taille équivalente. À chaque fois le découpage de ces ouvrages est globalement équilibré. À aucun moment l'auteur ne sacrifie à la construction de ses fictions le rythme et la régularité des différents temps de l'histoire.Anne la bien-aimée est une narration strictement linéaire. Il n'y a ni partie, ni chapitre, ni livre. Seuls les alinéas tiennent fonction de respiration. Et c'est peut-être parce qu'il s'agit d'une histoire' relativement courte et dense (cent dix-sept pages) délibérément voulue dynamique, que Dominique Rolin avait décidé de l'intituler « récit » et non « roman ». L'auteur montre là, dès 1944, qu'il a l'intention de prendre quelques libertés vis à vis de sa propre rigueur et qu'il ne se laissera pas dominer par un quelconque systématisme.
Anne la bien-aimée tient une place particulière, puisque c'est le seul texte de toute cette phase qui soit constitué de la sorte. C'est vraisemblablement surtout la révélation précoce d'un désir de liberté de la narration vis-à-vis des contraintes romanesques traditionnelles. Nous y voyons déjà les prémices de la seconde phase que nous avons identifiée dans l'écriture de l'auteur : l'exploration Nouveau Roman.
-- page break --I. 2. 2. Deuxième phase : l'exploration Nouveau Roman.
Le début de ce que nous identifions comme une seconde phase dans l'œuvre de Dominique Rolin correspond, à quelques années près, à l'apparition du courant Nouveau Roman. Ce terme a été, rappelons-le, inventé par Émile Henriot, journaliste au Monde, en mai 1957 pour désigner, et de manière plutôt péjorative dans sa bouche, l'originalité des écrits de jeunes auteurs. Le Nouveau Roman n'est pas une école littéraire mais plutôt un ensemble d'auteurs dont Jean Ricardou dit, en 1973, dans son ouvrage Le Nouveau roman, qu'il ne s'agit pas d'« un groupe sûr, ni une école certaine. On ne lui connaît pas de chef, de collectif, de revue, de manifeste. L'imprécision de ses contours suscite alors des oscillations prévisibles : maints critiques se sont sentis en effet autorisés par le vague des limites à considérer chaque fois l'ensemble qui convenait le mieux à leurs desseins » [20]. Ricardou, « pour fuir les problèmes de la localisation étroite » [21], tente une approche de détermination du champ Nouveau Roman. Ce dernier concernerait « tout ce qui en quelque manière contient dans le roman contemporain, et par rapport au roman académique, des traces de nouveauté. » [22] C'est alors qu'il dresse une liste, non exhaustive, d'une cinquantaine d'auteurs ayant publié des ouvrages et dans lesquels il y a des traces de nouveauté. Dominique Rolin avec son ouvrage Le Corps est présente dans cette liste aux côtés d'Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Samuel Beckett, Maurice Blanchot, Claude Simon, Marguerite Duras, etc. Le Nouveau Roman est alors une mouvance qui rassemble des auteurs dont les caractéristiques d'écriture divergent et s'entrechoquent mais qui se rejoignent dans une communauté du refus de la tradition. Tandis que des auteurs comme Alain Robbe-Grillet revendiquent leur appartenance à ce groupe, d'autres comme Nathalie Sarraute s'en défendent, bien que leurs écrits procèdent objectivement de cette même mouvance. Ces deux auteurs, A. Robbe-Grillet et N. Sarraute, vont nous servir de révélateur pour montrer en quoi, dès 1960, Dominique Rolin, a utilisé des techniques narratives de ce courant tout en n'y étant pas totalement assimilable. Il nous semble qu'ici, un préambule de quelques lignes est nécessaire pour circonscrire notre acception du Nouveau Roman.
Pour Alain Robbe-Grillet le pathos encombre la littérature. Il considère qu'il faut à tout prix s'en libérer et choisit pour cela d'imposer l'évidence des choses tout en refusant de leur imposer un sens. Cette absence de signification va impliquer une absence de signification du livre lui-même. Mais, malgré ce désir, Robbe-Grillet ne peut éviter la présence d'une conscience dans ses ouvrages. Et cette conscience est bien souvent celle de l'obsession, à l'image du regard porté sur le mille-pattes, dans La Jalousie [23], que l'on retrouve tout au long du roman.
Dans cet ouvrage le personnage principal n'est que supposé. Il ne dit jamais « je » et le lecteur n'en a conscience que parce qu'il va deviner le regard de ce personnage. Contrairement à ce qu'il trouve dans la narration traditionnelle, le lecteur ne sait rien sur lui, il n'est pas informé. Le personnage n'est alors rien d'autre qu'un regard, celui d'un mari jaloux. Il y a là une véritable volonté de rupture avec le pacte de lecture classique.
Sur l'absence de signification, Nathalie Sarraute va s'opposer à Alain Robbe-Grillet. Elle s'attache en effet à décrire les profondeurs psychologiques des personnages alors que Robbe-Grillet préfère s'en tenir aux surfaces. Elle utilise, pour ce faire, une abondance d'images et de métaphores. Pour Nathalie Sarraute l'essentiel est le non-dit. Elle tente d'approcher au microscope les sentiments, les profondeurs de l'âme. Cela va se traduire dans son écriture par l'abondance non seulement d'images, mais aussi de phrases incomplètes, hachées comme si le langage courant était parfois impuissant à saisir certains « tropismes » [24].
« Eh bien, je crois que nous... c'est qu'il est tard... moi il faut que je rentre... oui... je crois qu'il va falloir...on était venu en passant... Une autre fois... » [25]
Dans Le Planétarium, il n'y a plus de narrateur mais une succession de points de vue, de voix diverses et au bout du compte, il n'y a plus de personnage. Et l'on rejoint ainsi, par d'autres chemins, la même conséquence que chez Robbe-Grillet : la disparition du narrateur.
Le changement de statut des personnages dans le Nouveau Roman est aussi une des caractéristiques de ce mouvement. Le personnage romanesque n'est plus campé dans une histoire, n'est plus doté d'un physique et d'une identité, il a des contours flous, il peut être le support de l'action ou tout simplement d'un geste. Il est réduit à un quasi-anonymat, à des pulsions ou à sa relation avec des objets. Le Nouveau Roman va ainsi multiplier les descriptions d'objets, neutres et strictement objectives. Et comme le remarque Jean Ricardou dans Le Nouveau Roman, contrairement aux romanciers académiques qui multiplient des actions à l'intérieur de leurs descriptions, les Nouveau Romanciers vont multiplier les descriptions à l'intérieur des actions [26].
Le Nouveau Roman accorde peu d'importance à l'intrigue, pas plus qu'au dénouement ou qu'à l'aboutissement. Lorsqu'il utilise des éléments d'intrigue policière, cela sera fait avec ironie : à l'image du soldat, personnage principal du roman Dans le labyrinthe [27], qui porte sur lui une boîte secrète, mystérieuse, tout au long du roman. Cette boîte intrigue le lecteur, fixe sa pensée. Il est persuadé qu'elle renferme quelque chose d'important, à l'image de la place qu'elle tient dans le roman, qu'elle a une signification particulière qui lui sera plus tard dévoilée.
« Le mieux serait évidemment de le détruire, le contenu en tout cas, puisque la boîte elle-même est en fer. Mais, s'il est aisé de brûler les papiers qu'elle renferme, ou de les déchirer en menus morceaux, il y a dedans d'autres objets plus difficiles à mettre en pièces - et dont il n'a d'ailleurs jamais vérifié la nature exacte. » [28]
Finalement, à la fin de l'ouvrage, le narrateur révèle au lecteur que la boîte ne contenait ni plus ni moins que de simples affaires personnelles, sans aucun intérêt, ni valeur exceptionnelle, sauf pour le soldat. Déception du lecteur qui se serait attendu à une découverte significative du contenu de cette boîte.
Les auteurs du Nouveau Roman aiment particulièrement la construction circulaire car elle permet, tout comme les interminables descriptions, une sorte d'enlisement' du récit. Le début met en place une intrigue que l'espace du roman ne suffit pas à résoudre, soit parce qu'elle n'existe pas réellement, soit parce que la narration en est incapable. Le dénouement, nous devrions plutôt parler de fin de l'histoire', est le constat d'une non-évolution. Il n'y a plus de dénouement puisque tout reste noué'. Le temps linéaire laisse la place au temps immobile, brouillé. Tout se retrouve plus ou moins sur le même plan. La durée est abolie et l'on vit essentiellement dans la narration au présent de l'indicatif.
« Je suis seul ici, maintenant bien à l'abri. Dehors il pleut, dehors on marche sous la pluie en courbant la tête, s'abritant les yeux d'une main tout en regardant devant soi, quelques mètres d'asphalte mouillé ; dehors il fait froid, le vent souffle entre les branches noires dénudées ; [...] Dehors il y a du soleil, il n'y a pas un arbre, ni un arbuste, pour donner de l'ombre [...] Dehors il neige. Le vent chasse sur l'asphalte sombre du trottoir les fins cristaux secs, qui se déposent après chaque rafale. » [29]
La narration n'est plus prise en charge par le narrateur omniscient classique. Puisqu'il y a multiplication des points de vue, la vision reste forcément partielle, éclatée, dispersée, aléatoire, incertaine. C'est une sorte de relativisation qui tend à une destruction du récit. On finit par arriver à une impossibilité de raconter une histoire à l'instar de Robert Pinget [30] dans L'Inquisitoire [31], où l'on interroge un domestique afin de retrouver l'intendant du château de Broy. Plus on avance dans l'interrogatoire plus le lecteur s'embrouille. L'inquisiteur n'arrive pas à trouver la vérité, dans une sorte de parodie de procès où le langage lui-même est interrogé. L'interrogatoire est alors un médium utilisé comme prétexte à reproduire le langage utilitaire, c'est-à-dire, du langage pour du langage, sans autre raison.
« Vaguemort n'existe-t-il que dans votre tête
Dans la vôtre aussi
Répondez
Je ne veux plus
Répondez
Vaguemort est à Vaguemort je l'ai dit près du Bouset à droite de la petite route il faut la brûler
Pensez-vous qu'il faille brûler Grance aussi
Pourquoi pas tout le pays pendant que vous y êtes » [32]
L'illusion réaliste, qui constitue la trame du roman traditionnel, est remise en cause par le Nouveau Roman au profit de la mise en scène d'une histoire qui n'a pas de but si ce n'est celui de simplement exister.
« Mais l'histoire se met à foisonner de façon inquiétante : les témoins se contredisent, l'accusé multiplie les alibis, des éléments surgissent dont on n'avait pas tenu compte... Et toujours il faut revenir aux indices enregistrés [...] On a l'impression, de plus en plus, qu'il n'y a rien d'autre de vrai [...] ces éléments qui se jouent des systèmes n'ont qu'une qualité sérieuse, évidente, c'est d'être là. » [33]
Alain Robbe-Grillet, en prenant l'exemple du drame policier dans Pour un nouveau roman, définit là cette remise en cause de l'illusion réaliste du « roman initial » [34]. Ce dernier faisait disparaître les objets et les gestes qui servaient de support à l'intrigue : « la main qui se pose sur l épaule n'était plus qu'une marque de sympathie » [35] alors qu'avant tout, elle est une main qui se pose sur une épaule...
La remise en cause de l'illusion réaliste dépasse même le cadre du roman. Pour Alain Robbe-Grillet, c'est le monde lui-même qui n'a d'autre but que celui d'exister :
« Or le monde n'est ni signifiant ni absurde. Il est, tout simplement. C'est là, en tout cas, ce qu'il a de plus remarquable. Et soudain cette évidence nous frappe avec une force contre laquelle nous ne pouvons plus rien. D'un seul coup toute la belle construction s'écroule : ouvrant les yeux à l'improviste, nous avons éprouvé, une fois de trop, le choc de cette réalité têtue dont nous faisions semblant d'être venus à bout »
Ne plus « faire semblant » de croire en une réalité qui n'était qu'une interprétation : voilà l'objectif et le défi.
1960 : Dominique Rolin publie Le Lit [36]. L'ouvrage, à première vue, peut sembler procéder encore de la phase d'écriture traditionnelle de l'auteur. Le temps de la narration y est linéaire, l'ouvrage se décompose en neuf chapitres (Octobre, Novembre, Décembre, Janvier, Février, Mars.I, Mars.II, Avril, Dimanche de mai). La focalisation y est interne, « je » est le narrateur. Ce dernier décrit les signes avant-coureurs de la maladie, la maladie elle-même et finalement le décès de l'être aimé. Malgré cette apparente forme traditionnelle, nous remarquons déjà dans cet ouvrage une évolution particulière. On note dès l'incipit, qu'une obsession hante le narrateur, cela n'est pas sans résonance avec celle engendrée par le mille-pattes dans La Jalousie évoqué plus haut.
« La mouche grimpait. Derrière la vitre de l'autorail filait la campagne d'automne rythmée d'arbres, de fossés et de prés blafards. La mouche progressait avec difficulté : probablement touchait-elle au terme de sa vie de mouche. [...] La mouche s'est immobilisée près de mon épaule puis, prise de folie, elle est allée buter contre une autre fenêtre à l'opposé du compartiment. » [37]
Le temps, comme le montrent les passages qui vont suivre, est aussi une obsession pour le narrateur. Il le rapproche inexorablement de la perte de l'être cher.
« J'étais à la fois passé, présent, avenir » [38]
ou encore
« L'avenir s'abolissait avant que d'être né. Il appartenait à un passé dont jamais, jamais il ne me serait possible de ressusciter les images » [39]
« Je me suis retournée sur le côté, ce qui changeait les plans froid-chaleur, lumière-obscurité, passé-présent : certains de mes muscles et de mes nerfs cédaient la place à d'autres nerfs qui affleuraient à la surface du temps » [40]
Le narrateur finit par se perdre dans le temps, par oublier sa valeur. Passé, présent ou futur ne lui importent guère. Et l'on peut voir ici un enlisement progressif de la narration car le narrateur lui-même n'arrive plus à sortir de cette remise en question continuelle de la valeur du temps. La progression de l'histoire n'est plus nécessaire ni obligée. L'objectif principal est d'abord de résoudre la question du temps. Ce ralentissement, qui finit par arrêter quelque peu le récit, n'est pas sans ressemblance avec les procédés utilisés par des Nouveaux Romanciers.
Pour ces derniers, il ne s'agit plus de simplement raconter une histoire'. Alain Robbe-Grillet affirme, s'agissant du roman traditionnel que « le fond du roman, sa raison d'être, ce qu'il y a dedans, serait simplement l'histoire qu'il raconte. » [41] L'intrigue romanesque n'est qu'une illusion et l'illusion n'est pas la réalité. Ce qui est réel c'est l'écriture et les faits, bruts, tels qu'ils sont, sans être aménagés' pour leur donner « quelque chose de naturel. » Le propre du récit moderne est alors d'affirmer que c'est l'invention et l'imagination qui deviennent, à la limite, le sujet du livre'. [42] Donc, l'organisation temporelle, l'ordre naturel des choses', est de fait remis en question.
Dans Le Lit nous n'avons pas d'indication temporelle précise : il n'y a aucune date dans toute la narration. Seul le découpage en neuf chapitres nous donne une idée du nombre de jours écoulés entre le début et la fin du temps de l'histoire. Il pourrait donc s'agir de n'importe quel mois de novembre, de n'importe quel mois de décembre et de n'importe quel dimanche de mai. Et même ce dimanche dit de mai, qui annonce la reprise du cours de la vie du narrateur, après la mort de Martin, n'est peut-être pas en mai puisque le narrateur pose la question au début du chapitre :
« Peut-être sommes-nous au mois de mai, ou bien en novembre ? » [43]
D'autres indices nous permettent d'affirmer que Le Lit est l'ouvrage annonciateur de la deuxième phase marquante dans l'écriture de Dominique Rolin. Dans les précédents écrits, l'organisation graphique des paragraphes était classique. Les phrases étaient complètes, les paragraphes s'enchaînaient, commençaient par des alinéas qui se justifiaient lors d'un changement d'idée ou d'un laps de temps non décrit, suggéré, supposé par le blanc' les séparant. Dans Le Lit, à la page 159, nous trouvons l'enchaînement de trois paragraphes, de trois lignes chacun, et dont deux d'entre eux commencent par un groupe nominal :
« Un sanglot. Un silence un peu plus long. Un sanglot. Un silence encore plus long. Un sanglot.
Un silence très long. Je guette : j'attends le sanglot suivant.
J'ai le temps de me demander s'il aura lieu, et il se produit. »
Et un peu plus loin :
« Un sanglot. Un silence.
Le silence.
Le grand, le dernier silence. »
Comme si des phrases classiques ne suffisaient plus à décrire la tension, les sentiments en cause. Seul l'usage de phrases nominales, de simples mots isolés, pour leur donner tout leur relief, peut réussir à faire sentir une émotion aussi intense. Jusqu'alors cette construction syntaxique n'était pas utilisée par l'auteur. C'est peut être dans une volonté de toucher au plus près les « tropismes », chers à Nathalie Sarraute, que Dominique Rolin change son habituelle construction syntaxique, qu'elle la radicalise en privilégiant l'efficacité du signifié. Cette libération de la syntaxe n'est pas nouvelle et encore moins propre au Nouveau Roman mais elle est fréquente chez les Nouveaux Romanciers [44] et peut donc être considérée comme caractéristique de leur manière.
Le roman suivant, Le For Intérieur, deux années plus tard, confirme clairement l'influence du Nouveau Roman. Les lecteurs en seront déconcertés et la revue bruxelloise Candide titrera, dans son numéro du 24 mai 1962, son article au sujet de l'ouvrage : « Une Dame du Femina saisie par le Nouveau Roman » [45]. À partir de cette publication, on voit se dégager une évolution stylistique qui reflète une quête spirituelle incessante, épaulée par une recherche rigoureuse de la mise en forme. L'héroïne-narratrice du récit n'a pas de nom. Elle n'est pas décrite physiquement. Le lecteur ne peut se faire une idée d'elle que grâce à l'intervention de son regard porté sur son entourage. Le roman s'ouvre sur une description froide de scènes tenant plus de l'énumération de choses vues, entendues ou senties par l'héroïne, que d'un récit.
« Soir d'été, dans l'appartement : Vé, Emma, Piti.
Préparation au rendez-vous avec Y.
Évocation de Y.
Léo et le galet.
Emma et Dosia.
Léo : Le jeu du maître et de l'esclave.
La salle de bain.
Léo et le puits.
Emma et Dosia derrière la porte.
Lotti au vestiaire.
Léo et la maison des pins : les autres.
Y. et le rendez-vous.
Léo et la moustiquaire.
Piti sur le tapis.
Vé parle d'Alicia.
L'escalier : les portes. » [46]
Force est de constater que cet incipit est bien différent de tous les autres précédemment rédigés par l'auteur. Aucune nouvelle, aucun roman, n'avait bénéficié d'une pareille mise en texte chez Dominique Rolin. A l'instar de Claude Simon, Robert Pinget ou Robbe-Grillet nous assistons à la multiplication des descriptions objectives et neutres. L'auteur joue même sur la composition typographique. Ainsi chaque groupe nominal, dans lequel le personnage de Léo apparaît, est en italique tandis que ceux dans lesquels sont citées Emma et Dosia ne le sont pas. C'est vraisemblablement, pour l'auteur, le moyen de montrer une différence de regard de la part de la narratrice. Un peu comme si cette dernière voyait toujours Léo en italique, Emma et Dosia en lettres droites. Les sentiments de la narratrice ne sont peut-être pas les mêmes pour ces différents personnages. Ainsi, Y., avec qui la narratrice a rendez-vous, deux fois en italique, est peut-être source de confusion des sentiments pour celle-ci.
[1] Si nous prenons l'exemple d'une nouvelle c'est d'abord parce qu'il s'agit des premiers écrits roliniens publiés mais aussi pour montrer que cette écriture ne se cantonne pas seulement au roman.
[3] V. Repas de famille dans Les Géraniums, Paris, La Différence, 1993, p. 475
[5] NIMIER, Roger.- Le Hussard bleu, Paris, Gallimard, 1950, 334 p.
[7] GENETTE, Gérard.- Figures III.- Paris : Seuil, 1972.- p.206
[8] Les Géraniums, dans Cassandre.- Bruxelles, 08/08/1936.- p. 5[9] DUCHET, Claude.- Idéologie de la mise en texte', dans La Pensée.- Paris, 1980, n° 215.- p. 60
[10] « La jeune fille qui attendait », dans, Cassandre.- Bruxelles, 07/09/1935.- p. 11-12
[11] Les Marais.- Paris : Denoël, 1942.- 203 p.- p. 11
[12] Anne la bien-aimée.- Paris : Denoël, 1944.- 117 p.- p.7
[13] V. Couleur de temps, La Jeune fille et la cavalier, Conte triste de l'horloge, Bonne et heureuse.
[16] L'Ombre suit le corps.- Paris : Seuil, 1950.- 238 p.- (Pierres vives)
[17] Le Souffle.- Paris : Seuil, 1950.- 256 p.
[18] Le Gardien.- Paris : Denoël, 1955.- 240 p.
19] V. GENETTE, Gérard.- Figures III.- p. 82 : « ...analepse, toute évocation après coup d'un événement antérieur au point de l'histoire où l'on se trouve... »
20] RICARDOU, Jean.- Le Nouveau Roman.- Paris : Seuil, 1990.- 255 p.- p. 20
[23] ROBBE-GRILLET, A.- La Jalousie.- Paris : Les Éditions de Minuit 1959.- 221 p.
[24] V. SARRAUTE, Nathalie.- Tropismes, Paris : Denoël, 1939.- 140 p.
[25] V. SARRAUTE, Nathalie.- Le Planétarium, Paris : 1959.- 251 p.- p. 174
[26] RICARDOU, A.- Le Nouveau roman.- Paris : Seuil, 1990.- coll. Points Essais, 255 p.- p.137
[27] ROBBE-GRILLET, A.- Dans le labyrinthe.- Paris : Les Éditions de Minuit, 1959.- 221 p.
[30] V. plus haut et article de presse en annexe sur l'obtention du Femina par R. Pinget p. 297
[32] V. L'Inquisitoire.- p. 265-266
[33] ROBBE-GRILLET, A.- Pour un nouveau roman.- Paris : Les Éditions de Minuit, 1963.- 144 p.‑ p. 21
[41] V. Pour un nouveau roman, p. 29
[44] Rappelons les phrases sans ponctuation de Claude Simon, les suites de phrases isolées de Robert Pinget, la multiplicité ou l'absence totale de paragraphes chez Nathalie Sarraute.
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Par blvt le 16 Juillet 2007 à 12:12
Et pourtant, le lecteur, au fil de la lecture, s'apercevra que cette énumération était en réalité l'annonce du plan de l'ouvrage. Ces bribes de phrases annonçaient des scènes développées plus tard. Chaque groupe nominal en italique correspondait aux scènes du récit appartenant au passé ; les groupes nominaux en lettres droites correspondant aux scènes du présent de la narration.
Le For intérieur est une recherche spirituelle de soi-même. L'héroïne-narratrice est en quête de vérité et celle-ci passe par le désir charnel d'un homme mystérieux, Y. Comme dans La Jalousie de Robbe-Grillet, l'érotisme s'affirme comme une composante majeure de l'imaginaire de l'écrivain.[1] L'absence d'identité de l'héroïne lui confère un caractère universel. Elle permet au lecteur de lui attribuer ce qu'il souhaite, de se retrouver dans un personnage romanesque qui est peut-être son propre reflet.
Nous avons évoqué plus haut, avec l'exemple du mille-pattes et de la mouche, l'obsession. Obsession qui se retrouve chez les Nouveaux Romanciers. Elle va être cette fois, non pas sous-entendue comme pathologie du narrateur, mais traitée directement par ce dernier.
« Mais à l'instant même où risque de se préciser mon aversion, le mouvement de l'attente -qui a tout aboli- me rend solidaire de ce que mes sens et mon impatience ont su distinguer. Les objets, la distance et moi-même commençons à descendre en spirale vers un centre qui, à mesure, nous délivre de l'obsession » [2]
Dans ce passage se révèle une partie de l'angoisse caractéristique du Nouveau Roman : l'attente, l'enlisement et l'obsession. Les préoccupations de l'auteur ressemblent de plus en plus à celles de ceux désignés comme Nouveaux Romanciers. Plus loin nous trouvons un passage montrant bien l'importance de ces thèmes.
« Le poids du printemps, précis, se déplace avec moi, devant, derrière, il me contient. Je ne peux plus lui échapper. » [3]
Notons que ces deux phrases donnent l'exemple d'une image liée à une étonnante temporalité. Qu'est-ce que « le poids du printemps » ? Cela signifie-t-il que la narratrice se trouve juste avant l'été et que la durée du printemps lui a semblé trop longue ? Ou bien « le poids du printemps » serait-il une expression évocatrice de l'éveil de ses sens ? Il n'y a aucune indication permettant au lecteur de savoir avec précision la signification de cette expression. Il est livré à lui-même. L'auteur, par sa narration, exige la participation active du lecteur : c'est là encore un trait commun aux auteurs du Nouveau Roman.
Nous trouvons aussi dans cet ouvrage un recours intensif aux images et métaphores.
« Le bonbon est aplati sur le côté gauche de la langue. On dirait quelqu'un endormi au bord d'une route rose et glissante ; ou qui serait mort avant de renoncer à toute forme repérable » [4]
Là aussi, même si l'emploi d'images et de métaphores n'est pas propre à cette mouvance, ce sont des procédés qu'elle a utilisés, à l'instar de Nathalie Sarraute, Pinget, Robbe-Grillet, Duras...
Dans le Nouveau Roman la recherche de sens passe par la description des choses, des objets qui bien souvent n'ont pas de signification propre à l'exemple du « bonbon aplati ». C'est la puissance du regard qui semble prédominer dans ce mouvement, au travers de la multiplication des focalisations et de la précision des descriptions,. Et c'est pour cette raison qu'au Nouveau Roman les critiques ont associé l'expression « L'école du regard ».
« Mais presque aussitôt, Emma se transforme en autre chose »
Cette phrase du For Intérieur, [5] montre à quel point la vision, objective ou non, est essentielle, à quel point l'idée que l'on se fait de ce que l'on voit suivant les différents contextes possibles est fondamentale. Et la question implicite qui est posée au lecteur est : où est le vrai ?
Nous retrouvons dans cette œuvre le procédé de l'intrigue policière. Tout comme la boîte mystérieuse du soldat de Dans le labyrinthe (mais aussi l'enquête des Gommes et le mystère du procès dans L'Inquisitoire), le lecteur est intrigué ici par le personnage Y. Il cherche à savoir qui est cet individu si étrange dont la narratrice parle beaucoup sans réellement le dévoiler. Le désir de savoir tient le lecteur en haleine durant toute la narration jusqu'à ce qu'il s'aperçoive finalement, au moment où il pensait enfin avoir des révélations, qu'Y. n'était peut-être qu'un rêve !
L'auteur tente de percer les mécanismes amoureux d'une femme et ses fantasmes, par l'intermédiaire de l'écriture. L'adultère pose un cas de conscience à l'héroïne-narratrice parce qu'il remet en cause toute sa vie, toute sa personnalité. Et l'espace du roman va lui permettre d'apprendre à découvrir qui elle est, à savoir une femme simple, hésitant entre la honte et l'acceptation de soi. Et ce n'est qu'en se réveillant (mais le lecteur ne savait pas qu'elle était endormie), qu'elle constatera, par l'intermédiaire d'un tableau observé au début de l'ouvrage, qu'elle vivait dans un fantasme. Il ne s'agissait donc que d'un rêve, d'une histoire dans l'histoire.
La mise en abyme [6] est aussi un procédé très utilisé par le Nouveau Roman. Le roman héberge, il accueille en son sein, des personnages qui sont eux-mêmes figurent dans un tableau (à la manière de l'action du roman Dans le labyrinthe qui est étroitement liée au tableau « La défaite de Reichenfels » observé par le soldat. Alain Robbe-Grillet brouille les pistes, le lecteur ne sait plus si le soldat observe un tableau dans lequel il y a un soldat ou si le soldat et l'action sont eux-mêmes dans le tableau).
D'autre part, Le For intérieur est un ouvrage sans découpage en chapitres ou en parties. Ce procédé a déjà été utilisé par l'auteur pour Anne la bien-aimée, mais il s'agissait, en 1944, d'un texte court, alors que Le For intérieur est un texte de deux cent cinquante-deux pages. Il y a chez la narratrice la volonté de montrer', une constante préoccupation pour le temps. Cette dernière est formalisée par l'absence de chapitre, la narration se fait d'une traite comme si le manque de temps ne permettait pas de souffler' l'espace d'un changement de chapitre. Elle doit se contenter de ne respirer brièvement qu'entre deux paragraphes. L'auteur choisit de réaliser la narration en continu tout comme l'exploration de la conscience de la narratrice. Voilà encore un point de convergence entre Dominique Rolin et les auteurs du Nouveau Roman.
C'est avec un article du Figaro littéraire du 18 février 1965, à propos de La Maison la forêt qu'est officiellement posée la question : « Pourquoi Dominique Rolin s'est elle laissée saisir par le Nouveau Roman ? » [7]. Pierre Fisson, auteur de l'article a tranché et considère qu'avec ce roman, Dominique Rolin appartient au groupe des Nouveaux Romanciers. La critique fait donc l'association entre l'auteur et cette mouvance. Pourtant, la construction de cette œuvre est plus classique que celle du For intérieur. Elle est même à l'opposé d'une narration continue et d'un seul tenant [8]. La Maison la forêt [9][10], on remarque une incohérence dans le déroulement temporel de celles-ci. Les quatre parties principales, chacune divisée en six sous-parties, portent le nom de chaque saison annuelle : l'hiver, l'été, l'automne et le printemps. Le lecteur remarque tout de suite que ces dernières ne se trouvent pas dans l'ordre temporel classique comme l'y conduirait une construction traditionnelle. Avant même de commencer la lecture, le « plan » de l'ouvrage pose donc la question de la temporalité. propose un texte d'apparence très structurée qui semblerait, à première vue, remettre en question l'appartenance de cet ouvrage à la phase d'exploration Nouveau Roman commencée par l'auteur quelques années auparavant. Malgré une structure romanesque divisée en vingt-quatre parties
L'HIVER L'ÉTÉ
Huit heures, lui Deux heures, lui
Huit heures, elle Deux heures, elle
Neuf heures, lui Trois heures, lui
Neuf heures, elle Trois heures, elle
Dix heures, lui Quatre heures, lui
Dix heures, elle Quatre heures, elle
L'AUTOMNE LE PRINTEMPS
Onze heures, lui Cinq heures, lui
Onze heures, elle Cinq heures, elle
Midi, lui Six heures, lui
Midi, elle Six heures, elle
Une heure, lui Sept heures, lui
Une heure, elle Sept heures, elle
Ce plan semble nous suggérer que la narration s'effectue sur une journée de douze heures qui se déroulerait sur quatre saisons. Mais peut-être, si nous poussons le raisonnement plus loin, pourrait-il s'agir en réalité de deux demi-journées s'étalant chacune sur deux saisons, ou encore d'une journée se déroulant sur quatre saisons mais dont le temps reviendrait constamment en arrière ? Car lorsque à la fin de l'automne il est « Une heure », s'agit-il d'une heure du matin ou de treize heures ? Peut-être est-ce une heure du matin, sinon, pourquoi l'auteur n'aurait-il pas employé la terminologie consacrée pour une heure de l'après-midi, c'est-à-dire treize heures ? Et si nous décidons d'entrer dans cette logique, quand, à la fin du printemps, il est sept heures (du matin) et qu'il est huit heures au début du roman, cela signifierait que la journée n'est pas finie à la fin de l'ouvrage et qu'elle continue en son début. Donc, logiquement le début serait la suite de la fin' du texte... nous nous retrouvons devant la problématique du temps brouillé posée par le Nouveau Roman. L'auteur voudrait-il montrer que, tout simplement, la vie d'un vieux couple est faite d'heures et de saisons ? Il ne s'agirait donc pas d'une journée mais d'heures et de saisons, prises par-ci, par-là, brefs moments marquant une année, une mémoire, qui ne s'encombre d'aucun enchaînement puisqu'il s'agit d'instants remémorés apparaissant sans logique particulière.
Examinons maintenant la succession des deux points de vue narratifs de l'ouvrage, Elle et Lui. Chaque « je » a, à son tour, un chapitre pour s'exprimer à une même heure sur un même sujet mais avec une conscience différente. Comme Lui à la page dix-huit :
« ... les sourds n'ont pas la notion des courants d'air ; [...] Les sourds ne sont pas inquiets, bloqués qu'ils sont dans un univers dont ils peuvent à tout moment toucher les limites, tel un mur épousant si bien leurs propres contours que leur infirmité finit par les représenter comme un moule en creux »
et Elle à la page trente :
« Les sourds sont inquiets, bloqués dans un espace dont ils touchent les limites à tout moment, tel un mur épousant si bien leurs propres contours que l'infirmité finit par les représenter comme un moule en creux. »
La Maison la forêt apparaît, à première vue, comme un roman à deux voix, à deux focalisations internes. Mais pourtant cela va plus loin : chaque voix, Elle et Lui, possède deux autres voix. Ces deux autres voix seront désignées, bien plus tard par l'auteur dans Deux femmes un soir, comme étant la « voix du dessus » et la « voix du dessous ». Ainsi chaque personnage abrite en lui-même deux sons (ou deux faces, deux visages) parfois contradictoires. La Maison la forêt n'est donc plus un roman à deux voix mais à quatre. Ces quatre focalisations vont se mélanger dans l'ouvrage, même s'il semble qu'il y ait absence totale de communication, formalisée par l'attribution d'un chapitre à chacun pour s'exprimer. Le cloisonnement est aussi suscité par un espace propre à soi, la maison pour Elle, la forêt pour Lui. Pourtant ce cloisonnement ne réussit pas non plus à anéantir totalement le dialogue. Celui-ci est intérieur, silencieux, pour Elle et pour Lui, mais il s'instaure aussi, moins conscient entre eux, par objet interposé, comme le montrent les deux passages précédemment cités. Leur interprétation de la surdité est presque équivalente, utilisant les mêmes mots. Et pourtant Elle et Lui s'opposent sur l'inquiétude des sourds ! Lui n'est pas sourd et Elle est atteinte de problèmes auditifs. Il s'agit d'un croisement des discours qui tantôt s'opposent, tantôt sont semblables et finissent par s'enchevêtrer pour ne faire qu'une seule voix, celle d'un vieux couple, dont les enfants sont éloignés, partageant le temps, leur(s) journée(s), leurs saisons sous le même toit.
Il y a dans Le Lit, Le For intérieur et La Maison la forêt un désir de compréhension et d'étude des états d'âme, des angoisses et des questions que se posent les êtres. C'est peut-être là une des clefs permettant d'ouvrir l'espace renfermant les raisons d'un tel changement d'écriture de l'auteur. Ce désir de compréhension le force à utiliser les procédés employés par le Nouveau Roman pour aller au plus profond dans les rouages complexes de l'écriture, moyen d'atteindre, plus profondément, ceux de l'esprit. C'est aussi le passage obligé' pour que l'auteur puisse entrer dans une nouvelle phase : l'exploration au sens organique du terme.
« EXPLORATION : (1771) MÉD. Recherche diagnostique consistant à examiner la forme des organes, des appareils et des tissus et à apprécier leur fonctionnement. » [12]
L'aspect Nouveau Roman des ouvrages de Dominique Rolin, depuis 1960, apparaît plutôt comme une nécessité esthétique pour « faire éclater le moule d'une narration plus conforme » [13] qui ne pouvait plus contenir les profondeurs et subtilités de la conscience. Dominique Rolin se sert du Nouveau Roman non pas pour imiter les Robbe-Grillet, les Sarraute, Simon, Butor ou Pinget mais pour affiner « sa perception propre des secousses physiques et psychiques liées au processus de la mémoire et pour subvertir l'espace-temps mensonger et paresseux de la fiction » [14].
Le Nouveau Roman est pour l'auteur un outil permettant d'effectuer une « recherche diagnostique » qui consisterait à examiner « la forme des organes, des appareils et des tissus et à apprécier leur fonctionnement. » Les organes, les appareils et les tissus ne sont pas strictement du domaine de la littérature mais bien de la physiologie, des méandres de l'esprit. Or la préoccupation essentielle de l'auteur, dès ses premières nouvelles en 1935, était de comprendre les mécanismes de la pensée. Il apparaît que cette deuxième phase d'écriture est toujours une exploration, du même ordre, dont les motivations restent les mêmes que dans la phase précédente mais qui fait tout simplement appel à d'autres outils. Un peu à la manière d'un scientifique qui ne rejetterait aucune expérience, aucune voie, pour atteindre son but, l'auteur s'emploie à briser la fiction et la temporalité afin d'atteindre une plus grande souplesse d'écriture au service de l'approfondissement. C'est cette volonté qui différencie Dominique Rolin des Nouveaux Romanciers car elle est « ... un des rares auteurs à avoir réfléchi sur leur art en d'autres termes que d'esthétique ou d'utilitarisme social. » [15] Elle n'écrit pas sur l'écriture, ce n'est pas une approche littéraire de l'acte d'écriture mais juste un procédé technique : il lui permet de mieux rendre compte de l'état d'esprit de ses narrateurs.
Dans Maintenant [16] nous avons un monologue intérieur formalisé par un correspondant anonyme qui demande à la narratrice : « Parlez-moi de vous ».[17] Ce correspondant est l'élément intrigant de la narration. Celle-ci est en fait un monologue à deux voix qui se déroule d'un seul trait tout comme la narration du For intérieur. Il n'y a pas de chapitres. La multiplication de la focalisation, l'intrigue du correspondant anonyme, le jeu entre dialogue et monologue, voilà encore présents les procédés, évoqués plus haut, du Nouveau Roman.
Le Corps [18], publié deux années plus tard, est un ouvrage montrant que l'auteur s'inspire et se rapproche directement des tendances du Nouveau Roman. Ce roman est peut-être celui qui reflète le plus la volonté de refus, que nous avons déjà évoquée, présente chez les Nouveaux Romanciers. Il pourrait être qualifié d'anti-roman. Car si une œuvre romanesque nécessite que l'on raconte une histoire, nous pouvons sans conteste affirmer que Le Corps n'en est pas une. L'ouvrage tient plus d'un essai théorique sur l'inconscient de la narratrice reflété à travers ses sensations, ses souvenirs, ses rêves et ses fantasmes, que d'un roman au sens traditionnel.
« Ce visage éclaté est à considérer en somme tel un message. Il prend le relais dans la duplicité de mon corps qui n'est jamais entièrement là où il est. Ainsi puis-je affirmer que la partie gauche de la gravure, découvrant avec science les paquets de muscles-nerfs-vaisseaux collés au squelette invisible, n'est autre que mon moi de maintenant, d'ici, debout, livré tout entier à l'air cru de la nuit. » [19]
Le Corps est composé comme une étude. L'objet en est désigné par le titre. Le corps va être envisagé par l'auteur dans son rapport à l'espace et il va étudier toutes les possibilités de rapports avec l'espace du corps. Ainsi l'ouvrage se divise en quatre parties égales, « Dedans », « Dehors », « Dehors-dedans », « Ni dehors ni dedans ». Il y a une recherche quasiment scientifique de l'auteur qui tente de comprendre, d'approcher l'espace du corps et tous les espaces possibles. Cet esprit d'analyse porté sur et par le roman se retrouve encore dans la publication suivante, Les Éclairs [20]. La structure même de l'ouvrage montre à quel point l'exploration est une nécessité pour l'auteur. Les Éclairs est découpé en quinze chapitres. Chaque chapitre est une des définitions du terme « éclair », tirée du Littré. À première vue il pourrait s'agir soit d'un essai consacré au mot « éclair », soit d'une sorte d'expérience, scientifique ou pas. La forme de cette narration est surtout prétexte, pour la narratrice, à remonter dans le temps, à étudier les souvenirs de sa mémoire qui réapparaissent par flashes, à la manière des éclairs. L'ouvrage devient alors un espace dans lequel l'auteur joue sur l'esthétique et la construction de la narration.
« Nous goûtons le tonnerre et la foudre.
Nous écrasons l'orage entre nos mâchoires.
Sobrement nous atteignons la moelle de la ville où des éclairs sphériques en forme de globes de feu marchent lentement dans l'espace',
pour venir se dissoudre à l'entrée de notre gorge. » [21]
Avec la Lettre au vieil homme [22] Dominique Rolin reprend la forme romanesque du dialogue. Ces dialogues sont en réalité plusieurs monologues comme dans La Maison la forêt, ou Maintenant. Dans la Lettre au vieil homme ils s'effectuent entre un père et sa fille. Mais l'auteur ne met jamais en scène un dialogue classique dans lequel il y aurait un échange réciproque, alterné de paroles. Ici c'est un pseudo-dialogue qui s'instaure sur deux plans : la rédaction d'une lettre de la fille à son père (où l'on assiste à un monologue intérieur dans lequel la fille suppose les réponses et pensées de son père) et la narration de leur rencontre. Les procédés narratologiques du Nouveau Roman sont, ici aussi, largement utilisés par l'auteur : phrases disloquées, importance de la description, multiplication de la focalisation, parole vaine...
« Dès l'emménagement elle prend possession de nous en devenant un lieu d'animation, une puissance focale hermétique, indivine, mais aussi inhumaine, formidable (capable d'inspirer la plus grande crainte. Étym. lat. formidabilis, venu lui-même de formidare, redouter, de formido, crainte, que Curtius ramène à formus, chaud ; ce serait la sueur de la peur'). » [23]
L'étude étymologique au sein même de la narration nous montre que nous nous situons toujours dans une écriture qui parle de l'écriture. Le mot, la phrase et la construction sont en scène.
« ...mort en scène. Mort obscène » [24]
L'auteur joue sur les mots et la typographie avec une multitude de termes en italiques, de blancs, de répétitions, de formes.
« Voici : les secousses iraient alors en diminuant d'intensité de seconde en seconde, s'affaiblissant, s'af-fai-blis-sant, s'aaa-faaî-bliis-saaant avant de s'ar-rê-ter, stop, seul signal de ton changement d'état. Un peu plus tard cependant, une minute ou deux plus tard, tu tomberais avec légèreté en gardant les yeux ouverts, sans peser. » [25]
Précision de la description, dite objective, sans sentimentalisme, description du regard, de la chose vue qui influence, structure et compose même le mot.
Deux [26] est également la mise en scène d'un dialogue, ici uniquement interne. Ce que Marie-Hélène BOBLET-VIART appelle « le dialogue intérieur » dans Le Roman dialogue après 1950 [27] : « Le principe élémentaire de la forme dialogale est, rappelons-le, l'enchaînement d'opérations : questionner et répondre, l'opération ayant cours dans un même cerveau [...] Toute pensée est dialectique, ou dialogale ». Dans Deux, le dialogue prend la forme d'un combat de boxe entre Un et Deux en dix-neuf rounds. Un et Deux sont les deux héros du roman, les deux faces intérieures de la narratrice elle-même. La narration se déroule sur trente-six heures de manière linéaire. Depuis plusieurs ouvrages, l'auteur nous avait déshabitué' de ce type de temporalité. Mais celle-ci est tellement contrariée par les souvenirs, les rêves, passés et présents, par l'imagination, le futur, l'inconnu, que finalement le lecteur se retrouve plongé dans un temps brouillé. Le décompte des heures, chapitre par chapitre, semble n'être là que pour rappeler que le temps passe.
Le langage et l'écriture sont toujours une préoccupation pour la narratrice dans Deux. L'ouvrage s'ouvre sur la définition du verbe « traquer » :
« Deux parle :
Traquer. Fouiller un bois pour en faire sortir le gibier. Traquer un bois. // Plus particulièrement, obliger les bêtes d'entrer dans les toiles ou de passer sous le coup des chasseurs, en resserrant toujours davantage une enceinte faite dans un bois. Traquer des loups.. » [28]
À la page 63 la narratrice se pose la question du réel intérêt à étudier le langage. Un peu comme si elle doutait de la validité de ses analyses.
« Faut-il ou non s'attarder à la question du langage ? Ça y est, le mot ignoble est lâché... »
Étude sur le langage, jeu sur les mots, les phrases, multiplication de la focalisation comme dans les ouvrages précédents. Dans ce dialogue un troisième narrateur, complètement externe, intervient. C'est lui qui annonce la prise de parole lors des changements : « Un parle », « Deux parle »... C'est un narrateur qui est tout aussi spectateur de la narration que le lecteur.
La composition de Dulle Griet [29] paraît, elle aussi, réalisée sur une trame temporelle linéaire. Chaque chapitre est « Un pas ». Il y a douze chapitres, douze pas. La narration avance, progresse et puis s'arrête après le douzième pas. L'auteur reviendrait-il progressivement aux narrations linéaires comme dans les ouvrages de la première phase ? La narratrice sinterroge, se souvient de sa famille, de ses origines, elle progresse au sein de son esprit. Nous semblons petit à petit nous éloigner des procédés fondamentaux du Nouveau Roman. La description de la chose vue et la volonté de brouiller la temporalité occupent une place moins grande. Mais l'intérêt particulier quant à l'étude du langage subsiste encore :
« Entre le plafond, les parquets et les meubles, une foule invraisemblable de mots surgissait, tournait, organisait un ballet fou » [30]
L'auteur joue avec ces mots se servant de la typologie et de l'image :
« Morsure : bloquer mes avoirs, collecter, collectionner.
Avalement : collationner, compliquer, corriger
Morsure : compenser, commencer, recommencer.
Avalement : correspondre, combiner.
Morsure : contraindre et tordre, couler, coudre, coffrer, colmater.
Avalement : colloquer, commettre, commémorer.
Morsure : construire, comprendre, coprophiler.
Avalement : coller, corner, collaborer, déconner, déconnecter.
Enduits de salive, les mots me sortaient de la bouche... » [31]
L'image est si forte que l'auteur semble manger les mots, les ruminer avant de les restituer, et cela fait l'objet d'une esthétique sonore, basée en majorité sur les verbes du premier groupe contenant le son [k], d'une description froide et objective d'une idée. Il nous faut noter que, depuis 1971 et Maintenant [32], le héros des romans de l'auteur est à chaque fois la narratrice. C'est elle-même qui s'implique dans la narration, elle se met en scène. Le lecteur sent alors une sorte de nouvel engagement de l'auteur : le refus commun qu'il partageait avec le Nouveau Roman (c'est-à-dire une esthétique s'affranchissant de la tradition romanesque et s'ingéniant à détruire intrigue et personnage) s'amenuise peu à peu pour tendre vers une recherche de soi beaucoup plus affirmée à travers le récit.
-- page break --I. 2. 3. Troisième phase : un équilibre synthétique.
En lisant la table des matières de L'Infini chez soi [33] nous constatons un changement. Voici comment s'organise ce roman :
Hiver
Sept heures, les yeux
Huit heures, le nez
Neuf heures, la bouche
Printemps
Dix heures, les oreilles
Onze heures, la cervelle
Douze heures, le cœur
Été
Treize heures, les poumons
Quatorze heures, l'estomac
Quinze heures, le foie
Automne
Seize heures, l'intestin
Dix-sept heures, les reins
Dix-huit heures, le sexe
Pourtant, le découpage de la narration rappelle curieusement celui de La Maison la forêt. [34] L'ouvrage est lui aussi composé de quatre parties qui sont les quatre saisons. La ressemblance est encore plus grande lorsqu'on remarque que chacune des saisons est découpée en heures, comme dans La Maison la forêt. Mais là où le « plan » de La Maison la forêt jouait sur les saisons croisées et les heures en désordre, la table' de L'Infini chez soi fait preuve d'une grande linéarité temporelle. Cela tend à nous montrer que l'auteur, depuis Deux, choisit de ne plus utiliser de construction romanesque où le temps est volontairement brouillé. Il semble abandonner là un des outils les plus caractéristiques du Nouveau Roman.
« Captivant. Scandaleux. Pourtant il faut continuer à regarder, regarder. On ne peut rien perdre. Somptueux sol initiatique. Ne rien laisser dans l'ombre. L'occasion ou jamais. Terrible et, dans un certain sens, beau. Inévitable » [35]
Nous retrouvons toujours ce jeu (qui fait penser aussi à un jeu au sens musical du terme puisque l'auteur recherche le rythme et la musicalité de la phrase comme le montre le passage ci-dessus : phrases nominales, répétitions) avec le langage et cette apparente difficulté à exprimer les choses vues en les enfermant dans des phrases construites. « Ne rien laisser dans l'ombre », le désir de voir, d'éclairer est toujours manifesté. Tout montrer et par tous les moyens, voilà le but de l'auteur. De même la focalisation est, là encore, multiple, elle se partage entre la narratrice, sa mère (Esther) et l'auteur lui-même.
Pour nous L'Infini chez soi marque la fin de la deuxième phase d'écriture rolinienne. L'exploration Nouveau Roman se termine avec cette œuvre car l'emploi des procédés narratologiques du Nouveau Roman disparaît. Cela semble une conséquence logique dans la mesure où l'auteur ne s'est jamais réellement assimilé au mouvement du Nouveau Roman. L'objectif visé par ce mouvement ne correspondait pas au sien. Non pas qu'il était si différent de celui de Sarraute par exemple, mais parce qu'il accordait trop de place, à son goût, à la forme du texte lui-même. Son unique préoccupation, comme nous l'avons dit, a toujours été d'étudier les ressorts de la psychologie, de comprendre les rapports humains, de se connaître soi-même, de disséquer la communication au sein de la cellule familiale. Cela va même plus loin : ses romans ne sont que le support formel de toute une exploration. Les Nouveaux Romanciers jouaient sur l'intrigue, une intrigue qui n'aboutissait jamais, jouaient sur les mises en abyme, la parole vaine... Chez Dominique Rolin, depuis Le Corps, l'intrigue a totalement disparu, elle ne constitue même pas l'objet d'un quelconque intérêt [36]. Alors seule l'analyse justifie l'écriture.
Alain Robbe-Grillet était contre le pathos en littérature. Dominique Rolin est finalement complètement à l'opposé de cette option. L'écriture chez cet auteur ne serait pas « blanche » mais plutôt polychrome, pleine de sensibilité, de sentiments, de pensées et d'arrière-pensées, quelles que soient leurs formes. L'auteur ira même jusqu'à prendre part lui-même à la narration, à émettre d'incisifs avis sur sa propre écriture :
« ... quand donc se rendra-t-elle à l'évidence que la relation de ses rêves fait chier le monde ? [...] Si elle savait à quel point l'histoire du temps se fout de ses divagations, elle en crèverait illico » [37]
ou encore
« ... elle écrivait des livres tellement charnûûûs ! et tout ça fichu. Intellectualisé. Mijoté dans une marmite d'abstraction qu'elle croit moderne'. [...] Elle perd son public comme on perd ses cheveux, ses dents, bien fait pour sa pomme, jamais elle n'obtiendra le prix des libraires. » [38]
Il n'hésite pas à entrer dans ses ouvrages, pour y juger sa propre écriture au moment où celle-ci s'effectue. Il se sert du métatextuel, devance les critiques et les risques d'incompréhension en donnant lui-même les clefs de sa propre création :
« Le désordre même de ma narration (répétition, insistances, doutes, suppositions) constitue le corps de l'événement proprement dit » [39]
Dans le Nouveau Roman, le lecteur est livré à lui-même. Il est libre d'interpréter le texte comme il l'entend. Or, Dominique Rolin, dès 1967 et Maintenant, ne laisse plus la place à l'interprétation. Elle décide de donner elle-même les réponses aux questions que se pose le lecteur et qu'elle se pose à elle-même. L'ouvrage est alors une scène sur laquelle l'auteur pose son problème et tente de le résoudre avec le dialogue, d'où la récurrence de cette forme. Le dialogue aide à la compréhension. Il permet la multiplicité, l'échange des points de vue et cela complète la réflexion. Le roman rolinien n'est pas une pure aventure du langage. La froideur distante du Nouveau Roman est bien loin de la chaleur et de l'intensité de l'écriture de Dominique Rolin. Le roman traditionnel ne pouvait pas, à son sens, répondre complètement aux besoins de l'auteur : fouiller, comprendre, analyser le comportement et la psychologie des personnages, des narrateurs, de soi. La complexité des sentiments ne pouvait être traduite par une structure rigide, par un cadre imposant des règles, celles du roman « classique ». L'écriture devait se libérer pour libérer l'esprit. Voilà pourquoi, tout en gardant ses distances vis à vis de ce mouvement, l'auteur a exploré les compositions, les outils employés par le Nouveau Roman.
Pour Dominique Rolin, la phase d'exploration se termine comme si, une fois connus et testés les mécanismes d'une nouvelle écriture dédiée à l'évolution de l'art romanesque, l'auteur les avait digérés, assimilés, afin de rendre un mode d'expression qui lui sera propre. Nous parlerons maintenant d'un équilibre synthétique dans l'œuvre de Dominique Rolin. En effet, à partir du Gâteau des morts [40] le style de l'auteur va s'avérer être un mélange équilibré entre les apports du Nouveau Roman et ceux du roman classique. Cette émulsion complexe donnera à Dominique Rolin une écriture particulière, qui lui permettra de fouiller au plus profond de ses analyses. À l'image de ce passage dans lequel la narratrice fait part de son état en utilisant les mots pour rendre compte de ce qui se trame dans sa tête' :
« Il s'agit avant tout de cacher mon bien être pour ne pas l'affadir ou le décomposer : sombre et chaud, il s'est répandu dans mon très vieux corps comme un aliment neuf dont j'ai faim. Une intuition m'avertit cependant qu'il faut patienter encore avant de mordre. » [41]
Le Gâteau des morts renoue, en partie, avec le roman traditionnel. La focalisation y est exclusivement interne, le temps de la narration est linéaire et se découpe en quinze chapitres équilibrés. Les phrases disloquées, coupées, hachées se font plus rares. Le récit reprend une forme académique à l'image de ce passage :
« Trois visiteurs sont entrés dans la chambre, visiblement intimidés, un peu incongrus dans leurs habits de citadins, amenant ici la preuve : ce qu'il est convenu d'appeler la vie' poursuit son cours ailleurs, là où je n'ai plus rien à faire. » [42]
La narratrice est mourante. Elle décrit sa propre agonie et cette description est aussi prétexte à une peinture au rasoirL'histoire est l'occasion pour la narratrice d'alterner discours présent et analepses. Le recours à l'analepse a été constant dans l'œuvre. Nous nous souvenons que déjà Anne la bien-aimée avait bénéficié de ce procédé. Malgré cet apparent retour à la tradition on ne peut pas dire que Le Gâteau des morts soit un roman traditionnel. Il ne l'est déjà pas quant à la forme : une base de roman traditionnel dans laquelle viennent se nicher des outils hérités du Nouveau Roman. C'est parce qu'ils sont encore présents dans l'écriture que nous employons la terminologie équilibre synthétique'. L'auteur n'abandonne pas un style' au profit d'un autre, mais se sert de ses découvertes pour atteindre son dessein. Ces outils mis en œuvre au cœur du texte, lorsque jugés nécessaires, vont permettre à l'auteur de s'exprimer, d'atteindre une certaine liberté vis-à-vis des conventions. (précise et sans concession) du monde qui l'entoure, de l'hôpital, des visiteurs, de l'être aimé, le mystérieux Jim, qui l'accompagne sur le chemin de cette fin de vie.
« Il y a un instant à peine, il était là, bien en évidence. Sans doute veut-on m'en priver. Pourtant cela n'aura aucun effet sur mon travail. Un stylo de rechange est toujours planté dans mon crâne, prêt à servir. Un tel outil n'est connu de personne, excepté de Jim naturellement. Il réclame une encre spéciale dont la marque n'est déposée nulle part. Encre rusée, têtue, féconde et fluide qui prend à mesure la couleur de la pensée. Encre-caméléon. Encre arc-en-ciel. Encre-aurore. Sous le soleil du souvenir elle apparaît ambrée, aussi fraîche que la maison de Boitsfort en 1926, bâtie à l'écart de la ville parmi les champs de betteraves et de choux. » [43]
La narratrice ne retrouve plus son stylo, elle ne peut plus écrire. Alors elle fouille dans son esprit et en retrouve un autre, imaginaire, dont l'encre est vivante, colorée. Cette image de l'encre pourrait être celle du sang. La narratrice exprimerait ainsi l'existence d'une écriture interne qui n'aurait besoin ni de papier ni d'encre. Ce passage montre bien, que malgré l'évolution stylistique, la préoccupation pour l'acte d'écriture est toujours présente comme dans la phase précédente. L'énumération de phrases nominales en remplacement d'une énumération simple précédée des deux points est, elle aussi, révélatrice d'un héritage constitué pendant la phase Nouveau Roman. Cela permet à l'auteur d'accentuer le rythme, et ainsi, de focaliser l'attention du lecteur sur ses mots.
Il nous semble nécessaire de prendre un autre exemple pour montrer comment, dans Le Gâteau des morts, se réalise la diffusion (en sens qu'il ne s'agit pas d'une rupture nette, mais que celle-ci se diffuse progressivement d'un roman à un autre) entre seconde et troisième phase.
« Cependant le tintement fêlé d'une cloche, celle d'un couvent caché dans le voisinage, me rappelle à l'ordre d'une réalité fatigante.
Caméra. J'ai quitté l'hôpital à mes risques et périls pour en chercher l'exacte définition.
Caméra. Sombre et clos, le mot apparaît à première vue comme le contraire d'un désir.
Caméra. Il me faut être suffisamment retorse pour désirer follement l'absence de désir.[...] L'absence des millions et milliards de désirs dont je suis environnée me soulève enfin dans son filet d'or... » [44]
Au milieu d'une narration classique [45] se trouvent des passages comme celui que nous avons souligné et qui relèvent plus de la phase Nouveau Roman que de la tradition réaliste.
En 1984 sort La Voyageuse [46], le troisième volet de ce que Dominique Rolin appelle sa « trilogie » dont le premier tome' est L'Infini chez soi et le second Le Gâteau des morts. Ces trois romans décrivent respectivement l'avant-vie de la narratrice (la rencontre de ses parents, leurs rapports, sa conception et sa naissance); son avant-mort (ses derniers jours de vie, le monde qui l'entoure, l'occasion pour elle de faire un bilan); et enfin son après-mort, dans La Voyageuse (où la narratrice étant morte, son esprit se détache de son enveloppe charnelle et contemple le monde des vivants tout en décrivant celui des morts dont elle fait dorénavant partie). La segmentation en chapitres de La Voyageuse et l'ouvrage précédent, Le Gâteau des morts, est presque semblable : dans La Voyageuse, dix-huit chapitres de proportions équivalentes et quinze dans Le Gâteau des morts. Dans les deux ouvrages les intitulés des chapitres sont des reprises des premiers mots de la première phrase de chaque chapitre.
ON SE PENCHE AU-DESSUS DE MON LIT EN INTERCEPTANT LE JOUR..................................................................................................... 9
« ON SE PENCHE AU-DESSUS DE MON LIT EN INTERCEPTANT LE JOUR qui provient du plan incliné de la lucarne. On me demande si je suis mieux. » [47]
C'EST FINI.............................................................................................. 9
« C'EST FINI, docteur, dit une voix, cela s'est passé dans la nuit, on n'a rien entendu. » [48]
[1] V. RABATÉ, Dominique.- Le Roman français depuis 1900, Paris, PUF, 1998, 127 p. 82-83
[6] « Est mise en abyme toute enclave entretenant une relation de similitude avec l'œuvre qui la contient. » Définition de Lucien Dallenbach dans Le Récit spéculaire, Contributions à l'étude de la mise en abyme.‑ Paris : Seuil, 1977.‑ 247 p.
[8] qui, rappelons-le, est un signe distinctif du Nouveau Roman (V. L'Inquisitoire, La Jalousie, Dans le labyrinthe,...)
[9] La Maison la forêt, Paris, Denoël, 1965, 264 p.
[10] Notons à ce sujet que l'auteur, au tout début de l'ouvrage, n'emploie pas le terme table (comme c'est l'usage) pour titrer son découpage mais le terme Plan. Un peu comme si le roman allait être l'objet d'un exposé scientifique.
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Par blvt le 16 Juillet 2007 à 11:53
Dans La Voyageuse nous retrouvons, tout comme dans le roman précédent (Le Gâteau des morts), cette manière d'allier tradition et modernité. Pour ces débuts de chapitre l'auteur joue sur la typographie. Les mots en lettres majuscules dans un texte en minuscules ne constituent pas, en tant que tels, une marque de modernité. Mais, dans le cas présent, le fait que des phrases complètes soient à moitié rédigées en lettres capitales, et que ces moitiés soient les reprises exactes des titres de chapitres, voilà qui apparaît comme une marque de modernité. Le changement de casse en plein paragraphe et sur une moitié de phrase n'est pas une technique utilisée dans les romans traditionnels. Ce n'est, par ailleurs, pas la seule marque de modernité de cet ouvrage. Nous y trouvons des passages de type roman réaliste' ainsi que d'autres passages faisant place aux onomatopées, phrases nominales, ou coupées, ou disloquées comme le montrent les trois citations suivantes :
« Judith Cladel, sœur aînée d'Esther, habitait au quatrième étage du 6 de la rue Furstemberg. Quand je lui rendais visite, le petite place lumineusement ombragée me mettait, si j'ose dire, en condition. » [1]
« La fureur me fait râler.
Et...
... Prodige en silence ! Gasp ! Sob ! Sigh alangui en forme de fusée ! ... » [2]
« Un peu plus tard usés jusqu'à la corde ils se quittent enfin. Rues de nouveau piétinées. Escaliers grimpés. Ascenseurs. Clés dans les serrures. Portes ouvertes, portes fermées. On se love. On s'endort. On se lève. On se lave. On regagne avec précipitation le sol du dehors. La terre est là, toute proche. » [3]
La simple appellation roman ne semble pas devoir suffire à La Voyageuse. Avec Le Corps, le terme roman pouvait être remis en cause [4], s'agissant d'une introspection psychologique de la narratrice et ne proposant aucune intrigue, aucune histoire. Ici, il semble que le lecteur soit plus devant un roman fantastique (tels ceux de S. King ou E. Poe) qu'en présence d'un roman réaliste' car il s'agit d'une projection de la narratrice dans l'au-delà, ce qui provoque des passages dignes de la littérature fantastique :
« Lointaine, lointaine image en biais : en 1978 à New York où je séjournais pour la première fois, les bouches de chaleur fumant au milieu des avenues et des rues avec une sorte de grâce évaporée m'avaient beaucoup troublée sans que je sache pourquoi. Aujourd'hui je l'apprends : le sol exhalait à demi -mais à demi seulement- l'ombre blanche de certains morts hésitant au seuil de leur cachot de fer. Ils auraient voulu s'évader, ils ne le voulaient pas suffisamment. Toujours sucés par leurs propres cadavres, ils se bornaient à souffler un peu leur haleine en surface, comme habités par une déréliction morose tout à fait méprisable » [5]
« Mes ailes que l'air anime d'un reflet nacré les navre, ces malheureux. Ils essaient de comprendre mon secret. Un coup de vent les fait tourbillonner au ras des pierres tombales comme des flocons de poussière tandis que je m'élève dans le bleu. » [6]
La Voyageuse nous emmène au cœur d'une fiction fantastique dans laquelle les défunts vivent en société. Cela donne à la narratrice l'occasion de peindre le monde des vivants et celui des morts. Ici la dimension fantastique est très forte (« le sol exhalait », « l'ombre blanche de certains morts », « sucés par leurs propres cadavres », « pierres tombales », « ailes que l'air anime d'un reflet nacré ») et donne un nouvel aspect à l'écriture rolinienne.
Puis paraît L'Enfant-roi [7] en 1986. C'est un roman qui se déroule sur vingt-quatre heures, chaque heure étant l'objet d'un chapitre. L'ouvrage débute par « Sept heures » et se termine par « Six heures ». Cette composition rappelle celle de La Maison la forêt, ouvrage qui appartient à la deuxième phase. Ce qui montre que l'auteur se sert de procédés déjà utilisés dans une phase précédente. L'Enfant-roi est une narration à focalisation interne. En regardant tous les types de focalisation, précédemment utilisés par l'auteur, on constate qu'il y a dix-sept ouvrages sur vingt-trois dont la narration est prise en charge par « je ». En cela cet ouvrage ne se distingue pas particulièrement des précédents. Le « je » est privilégié parce qu'il correspond à la démarche d'introspection du narrateur.
L'Enfant-roi confirme l'équilibre synthétique' que nous tentons de dégager dans cette troisième phase. Il est lui aussi constitué par une alternance entre l'écriture de traitement traditionnel et l'utilisation de procédés métatextuels.
« La famille B. a fêté l'anniversaire de mes sept ans le 14 juin dernier, il est utile d'évoquer cela en guise d'ouverture. Ce jour là, Ida B. ma mère est venue me tirer fort tôt du lit avec un entrain qui m'a paru forcé. Elle voulait que je prenne mon temps pour me faire beau, il y aurait quelques invités à déjeuner. » [8]
L'incipit est rédigé de manière traditionnelle. Le narrateur justifie sa propre narration. L'enfant annonce qu'il entreprend lui-même un récit :
« Aujourd'hui 19 août 1984, j'entreprends mon récit. » [9]
La mise en abyme de la narration (puisque nous avons le récit d'un enfant qui entreprend lui-même un récit) et l'indication temporelle précise reflètent, là encore, cette dualité entre tradition et modernité. Ariel B. décrit sa vie d'enfant au sein de la famille, il cherche à en comprendre les mécanismes, les rôles. Cette volonté de décrire force le narrateur (et l'auteur !) à se dégager des contraintes textuelles, de sorte que l'écriture soit libre de retranscrire au plus près la réflexion. Ainsi nous retrouvons des phrases nominales, une ponctuation forte et un éclatement syntaxique.
« Chez nous ! Chez nous ! Nous sommes chez nous !
Bonheur soudain.
Ma chambre dont la porte-fenêtre est restée ouverte. Balcon. Je rentre dans la forme imaginaire d'Ariel qui rentre en moi. Accord. Le soleil est plus parfumé, vu d'ici. Avec une lenteur calculée qui fait trembler mes poings sur la balustrade, je me rebranche sur la sensuelle tactilité de l'instant. » [10]
Viennent ensuite Trente ans d'amour fou [11], Vingt chambres d'hôtel [12] et Deux femmes un soir [13]. Ces trois romans peuvent, eux aussi, être considérés comme caractéristiques de la dualité tradition / modernité. Trois romans où le « je » narrateur est en son royaume au milieu de l'amour, la famille ; trois romans dans lesquels « je » cherche à s'expliquer. Et malgré l'apparente stabilité d'une écriture à la fois classique et inspirée de la seconde phase, Dominique Rolin ne cesse de l'enrichir. L'exemple du vocabulaire employé dans Vingt chambres d'hôtel nous montre cette capacité d'évolution du style.
« Trois minutes de zapping sur le téléviseur, choix d'un show de variétés dont aussitôt la bêtise m'a comblé d'un plaisir paralysant : des garçons et des filles plus beaux les uns que les autres se contorsionnaient au son d'une musique d'enfer. » [14]
ou encore :
« À l'autre extrémité d'un couloir crasseux, il y avait un pseudo salon où trônait le téléviseur que j'ai branché sur Canal Plus sans décodeur avec un film porno au programme. » [15]
« Porno », « zapping », « Canal Plus », « show », « musique d'enfer » voilà un champ lexical de la modernité qui montre à quel point l'auteur et son écriture sont bien ancrés dans le temps qui les accompagne. Le temps est un mouvement constant, l'écriture de Dominique Rolin aussi.
« Je constate simplement que ces deux-là sont liés par un secret d'entente dont je ne connais pas le fin mot. Si je m'en informais, ils rivaliseraient de silences. Oh rien à voir avec un silence à la Cousteau, ce scaphandrier des profondeurs océaniques ! » [16]
« Il n'a pas d'autre fonction que d'être là, captivé par les jeux battants qui défilent sur le petit écran. Ce mini-clip m'intéresse sans que je sache pourquoi. » [17]
« Quel show d'enfer nous propose son génie d'outre-monde » [18]
En réalisant un tableau regroupant toutes les œuvres romanesques de l'auteur, en les classant par phase et par type de focalisation, nous nous apercevons de deux choses. La première est l'écrasante majorité d'ouvrages à focalisation interne (nous nous y attarderons dans la seconde partie de notre étude) ; nous nommerons la seconde comme une régularité du mouvement'. Nous avons montré que l'œuvre était en évolution permanente mais cette évolution est régulière et nous la supposons calculée si l'on s'attarde sur l'ensemble de la production romanesque. Chaque phase comprend exactement dix romans. Un peu comme s'il s'agissait d'un volume de création nécessaire à l'auteur pour franchir chaque étape.
ROMANS
Année
Phase 1
Phase 2
Phase 3
Focalisation Interne.
Narrateur Omniscient.
Les Marais
1942
X
X
Anne la bien-aimée
1944
X
X
Les Deux sœurs
1946
X
X
Moi qui ne suis qu'amour
1948
X
X
L'Ombre suit le corps
1950
X
X
Le Souffle
1952
X
X
Les Quatre coins
1954
X
X
Le Gardien
1955
X
X
Artémis
1958
X
X
Le Lit
1960
X
X
Le For intérieur
1962
x
X
La Maison la forêt
1965
X
X
Maintenant
1967
X
X
Le Corps
1969
X
X
Les Éclairs
1971
X
X
Lettre au vieil homme
1973
X
X
Deux
1975
X
X
Dulle Griet
1977
X
X
L'Enragé
1978
X
X
L'Infini chez soi
1980
X
X
Le Gâteau des morts
1982
X
X
La Voyageuse
1984
X
X
L'Enfant-roi
1986
X
X
Trente ans d'amour fou
1988
X
X
Vingt chambres d'hôtel
1990
X
X
Deux femmes un soir
1992
X
X
Le Jardin d'agrément
1994
X
X
L'Accoudoir
1996
X
X
La Rénovation
1998
X
X
Journal amoureux
2000
X
X
Le Futur immédiat
2002
X
X
L'écriture rolinienne semble évoluer au rythme du monde qu'elle dépeint. Ce mouvement est illustré aussi par l'emploi de techniques littéraires précises que l'auteur met en œuvre à plaisir et qui lui permettent toutes sortes de variations stylistiques. Nous avons relevé dix procédés régulièrement employés par l'auteur et qui caractérisent la particularité rolinienne.
I. 2. 4. Les outils romanesques.
1- Les niveaux de langue.
Dominique Rolin joue dans ses ouvrages sur la variation des registres du langage. À une terminologie courante viennent se mêler parfois des tournures familières, un vocabulaire argotique, voire grossier ou des mots particulièrement châtiés.
« Elle est éveillée par un infernal raffut dans l'escalier.
T'inquiète pas, dit Bébi, c'est les bonnes.
Le réveille-matin marque cinq heures et demie, Bébi se lave à grande eau dans son lavabo de porcelaine. T'en fais pas, mon loupiot, dors encore un bon coup.' Elle doit sortir, elle a promis son aide à une copine qui déménage, elle peut pas faire autrement. » [19]
Il y a ici un décalage entre le langage châtié du narrateur omniscient et celui du personnage Bébi qui, par l'emploi des mots « loupiot, raffut » ainsi que par la suppression systématique de l'adverbe de négation ne', est des plus familiers.
« Sacré cochon, celui-là, avec toutes ces donzelles qui lui couraient après, c'était qu'il avait donc peur de moi, oui, c'était qu'il avait peur car j'ai des yeux pour voir, moi, et des oreilles pour entendre. » [20]
Dans ce passage du Souffle c'est l'emploi de « donzelles » et la suppression d'une partie de la locution conjonctive parce que'.
Dans Dulle Griet on trouve même une série de mots grossiers tels « foutre fécondant » [21], « enculerait » [22], « partouze » [23]... Du langage parlé comme :
« Il y a merde, de la jouissance en réserve ! »
dans la Lettre au vieil homme [24] ou dans Les Éclairs :
« hors du champ de la pensée, ceux qui viennent en rêve quand on mange, quand on chie. » [25]
ou plus récemment dans La Rénovation :
« Han ! ce mur est la mère de ses beaux enfants. Han ! attrape, salope, attrape femelle. Han, et vlan, et han ! je t'aurai, mur de merde. » [26]
Ces exemples montrent que l'auteur a toujours désiré coller au plus près de la réalité du langage parlé, du langage courant. Et ce langage évolue forcément en même temps que la société. On imagine mal Bébi, gavroche des années Cinquante, l'un des personnages des Quatre coins, parler « de zapping sur le téléviseur » [27], ce terme (définissant l'action de changer, de manière répétitive, de chaîne de télévision au moyen d'une télécommande à infrarouge) n'est apparu qu'en 1986.[28]
2- Les néologismes.
Lorsque Dominique Rolin ne trouve pas LE mot qui la satisferait en désignant exactement ce qu'elle veut signifier, elle n'hésite pas à créer son propre vocabulaire, soit en inventant des mots, soit en formant des mots composés. Déjà en 1958 dans Artémis la narratrice n'hésitait pas à inventer les mots et justifiait même son choix :
« Ascendre. J'invente le mot ascendre parce qu'il a la couleur qu'il me plaît de donner aux ténèbres... » [29]
« Il aurait été nécessaire d'agir vite : baiser cette main-tête par exemple. » [30]
Des mots tels « bijouissance » [31], « inconscientiser » [32], « sac-à-seins » [33], « mœlheureux » [34], si démonstratifs, si adéquats à la pensée qui les habite, sont justes, directs et précis. L'expression « sac-à-seins » résume radicalement la description d'un sous-vêtement féminin, complètement distendu comme un sac. L'expression suppose aussi le besoin de soutien du contenu' par un contenant aussi large et mou qu'un sac et ne donne pas une image attrayante de la poitrine féminine... L'auteur aime aller droit au but et préfère, pour ce faire, plutôt utiliser un seul et unique mot pour exprimer une idée qui en demanderait plusieurs. Il y a une sorte de recherche de l'efficacité. « Mœlheureux » résume assez clairement cette notion de bonheur qui serait aussi doux et nicheur' qu'un oreiller moelleux, on imagine assez bien le couple mœlheureux' faisant la grasse matinée'. D'autre part, du point de vue phonétique ce néologisme se rapproche beaucoup plus de son opposé, malheureux. Ce qui laisse entendre un ton peut-être plus ironique que l'on imagine.
Non seulement l'auteur joue sur le champ lexical mais aussi sur la ponctuation afin de donner du rythme à son texte.
3- La ponctuation.
Chez Dominique Rolin la ponctuation sert à rythmer ses narrations mais aussi à imager les signes écrits ; les évolutions de la pensée du narrateur sont ponctuées comme on ponctue par des gestes un discours oral. On remarque, par exemple, l'importance des deux-points et point-virgules, utilisés à de très nombreuses reprises dans Les Éclairs.
« Au commencement, toujours la même attitude : couchée sur le côté droit, les genoux pliés » [35]
« Les maisons que j'ai habitées sont progressivement rongées par ma mémoire : salle à manger, bibliothèque, cuivres, bois, mobilier, miroirs, rideaux ; cuisine aux odeurs insistantes ; w.-c. où l'on rêve en déféquant ; chambres : lits, armoires, draps propres, draps sales ; greniers-dépotoirs ; caves à provisions. En agissant, le souvenir arrache à chaque évocation des fragments qui plus ou moins résistent : il finit par manger les aliments sensuels ; il les digère ; dans sa faim inépuisable, il atteint enfin l'os axial de la maison : l'escalier. » [36]
L'emploi des deux-points et des point-virgules permet de condenser la description pour la rendre plus efficace. Parfois, les deux-points vont servir à l'auteur pour introduire soit une analepse dans le récit, soit un élément de dialogue, soit une explication.
« Après-midi du dernier dimanche : l'orgue de Barbarie déroulait jusqu'à moi des rubans sonores : nus, assurés, grêlés au milieu d'un silence stupéfié » [37]
« La preuve : elle a pris son air frileux rétréci.
Alors moi :
Que penses-tu de ma prothèse dentaire ? » [38]
« Stupeur : cette idée de paternité me traversait l'esprit pour la première fois [...] La question ne manquait pas de piquant : enfermé dans mon propre corps quelqu'un qui était moi sans l'être criait : non, non, non, à bas l'amour !', ce qui rythmait à contresens les gestes de la possession. » [39]
Les points de suspension sont eux aussi souvent utilisés par Dominique Rolin car ils lui permettent de moduler le rythme afin de rendre la lenteur des gestes, comme par exemple, dans La Maison la forêt, lorsque Lui, irrité du peu de vivacité de sa femme, l'observe :
« Elle a fini par ranger la... vaisselle... dans... ces... buffets... revient vers... la porte vitrée... qu'elle ouvre... essayant d'échapper là...
comme moi ici...
Assez.
Je m'arrête là à mi-pente parce que j'entends quelqu'un perdre rythmiquement le souffle et s'efforcer en vain de le rattraper : les blancs entre chaque soupir se prolongent. » [40]
Il arrive aussi que la ponctuation soit presque complètement anéantie dans certains. L'absence de ponctuation intensifie alors le rythme parce qu'elle suppose un manque de temps pour prendre son souffle.
« moi qui vais cesser d'avoir peur et retrouver à travers le visage de la petite Marie le souvenir de celles que j'ai refusé de toucher moi qui vais pouvoir enfin me tenir sur la rive bord limite berge franche lisière orée frontière tant de mots pour exprimer la même chose moi qui vais pouvoir me reposer d'agir...» [41]
Et puis, parce que l'auteur exploite toutes les ressources du langage, à l'absence de ponctuation succédera une hyper ponctuation avec une profusion de points, défiant toute logique grammaticale (faisant se succéder les syntagmes, les phrases coupées...) mais pas celle de l'enchaînement de pensées, saccadé, du narrateur.
« Il faut. Tu dois. Saisir. Les mailles. Du grand filet génétique. Reliant ta vie future. À celle des autres. » [42]
Les phrases sont, comme dans ces trois passages, constituées d'un sujet et d'un verbe, d'un verbe à l'infinitif, ou alors d'un simple groupe nominal, ou encore d'un infinitif et son complément dobjet direct, d'un participe présent, etc.
« Je veux. Terminer le livre. Récemment entrepris. Mais qui sera nourri cependant. D'une masse d'événements. Dont on me croira absente à tort... » [43]
« Et je m'enchantais d'une liberté totale. Malgré. La menace. De mille résistances. De cent mille obstacles. Essayant. Mais en vain. D'en casser le flux. » [44]
Ce qui serait une phrase anodine dans un texte : Et je m'enchantais d'une liberté totale, malgré la menace de mille résistances, de cent mille obstacles, essayant, mais en vain, d'en casser le flux' prend tout à coup une place prépondérante par une sorte de maquillage (les points finaux remplacent les virgules traditionnelles) qui permet de faire ressortir chaque mot ou chaque groupe nominal afin qu'il prenne plus d'ampleur, qu'il soit mis en relief comme pour inciter le lecteur à le considérer, seul, dans toute sa signification, dans toute sa beauté et toute sa force (chaque mot est ici littéralement asséné).
Et afin de souligner un rythme essoufflé l'auteur va employer les points de suspension :
« ...car je crains de rater mon devoir d'exorcisme surnaturel... Allons. Il me faut... Respirer... à fond. Fournir un dernier effort. » [45]
Mais il ne se contente pas seulement des jeux rythmiques de la ponctuation, il aime aussi élaguer, laisser entendre et tout simplement ne pas écrire certains mots, oublier' le sujet dans une phrase. L'ellipse sera donc aussi un de ses outils.
[7] L'Enfant-roi.- Paris : Denoël, 1986.- 285 p.
[11] Trente ans d'amour fou.- Paris : Gallimard, 1988.- 248 p.
[12] Vingt chambres d'hôtel.- Paris : Gallimard, 1990.- 195 p.
[13] Deux femmes un soir.- Paris : Gallimard, 1992.- 235 p.
[14] Vingt chambres d'hôtel, p. 83
[16] Deux femmes un soir p. 25
[19] Les Quatre coins.- Paris : Seuil, 1954.- 250 p.- p. 105
[24] Lettre au vieil homme, p. 158
[26] La Rénovation.- Paris : Gallimard, 1998.- 124 p.- p. 24
[27] V. Vingt chambres d'hôtel, p. 82
[28] d'après Le Petit Robert « ZAPPING : n. m. - 1986 ; de l'angl. to zap « zapper »...
[34] Vingt chambres d'hôtel, p. 62
[37] Dans ce cas il s'agit d'une analepse, Dulle Griet, p. 163-164
[38] Ici les deux-points introduisent le dialogue, Deux femmes un soir, p. 38 et 144
[39] Et là, introduisent une explication, Vingt chambres d'hôtel, p. 125
[41] La Maison, la forêt, p. 129
[42] L'Infini chez soi, p. 136
[43] Le Gâteau des morts, p. 47
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