• Texte publié par Benjamin Lahache dans le collectif L'Infini (dirigé par P. Sollers), n°56, Paris 1997. 
     
     
     

     

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    Dominique ROLIN
    Dominique ROLIN
    Born May 22, 1913 at 2:45 AM
    in Bruxelles (Belgique)
    Gemini 0°24 AS Taurus 2°31

    Popularity: selected 271 times, 7638th woman, 28127th celebrity


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  • UNIVERSITÉ PARIS III - SORBONNE NOUVELLE

    U. F. R. de Littérature et Linguistique Françaises et Latines

    École doctorale de Littérature française et comparée


    THÈSE

    pour obtenir le grade de

    DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ PARIS III

    EN LITTÉRATURE FRANÇAISE


    présentée et soutenue publiquement

    par

    Benjamin LAHACHE

    Titre :

    L'ŒUVRE DE DOMINIQUE ROLIN

    Essai de documentation & d'interprétation


    AVANT-PROPOS


    Cette année, cela fait tout juste soixante ans que Dominique Rolin a publié son premier roman, Les Marais. Cette parution fut très bien accueillie par le milieu littéraire et notamment par de grands noms tels Max Jacob et Jean Cocteau. Comme nous le détaillerons plus tard lors de la biographie de l'auteur, les ouvrages roliniens, à chacune de leur sortie, sont toujours salués par les auteurs les plus reconnus du moment, de Cocteau à Camus en passant par Nimier et Sollers. Dominique Rolin est une figure vivante de la littérature française [1]. Le Futur immédiat [2], sorti en février 2002, est son trente-et-unième roman et son quarantième ouvrage édité.

    Couronnée par de nombreux Prix (dont le premier fut le Femina en 1952), l'œuvre peut être considérée comme faisant partie intégrante du patrimoine littéraire français. La renommée de Dominique Rolin touche à nouveau le grand public. Elle est un auteur contemporain reconnu mais qui n'a pas toujours été médiatisée. Elle n'a, pourrait-on croire, jamais été réellement attirée par le succès littéraire. Non pas qu'elle ait un quelconque mépris envers le succès, loin s'en faut, mais il semble plutôt que ce dernier n'a jamais été une motivation première pour elle. Dominique Rolin n'a jamais sacrifié ni sa production ni sa personnalité, au souci d'être à la mode. Elle s'est toujours attardée sur la psychologie, voire la psychanalyse. Même si cette dernière peut être considérée comme ‘à la mode‘, pour l‘auteur c‘est une mode qui dure depuis une cinquantaine d‘année, donc une constante. Et sa manière d'aborder, d'affronter, dans ses écrits, les problèmes intimes du ‘genre humain', n'a pas été particulièrement fédératrice pour le plus grand nombre. Elle n'écrit pas pour divertir son lecteur : elle écrit parce qu'elle doit écrire, parce qu'il lui faut écrire, parce que l'écriture est une nécessité pour elle, que cela plaise ou non. Il s'agit là d'un cheminement intérieur, exposé aux lecteurs avec l'espoir que ceux-ci s'y retrouveront et pourquoi pas, et y gagneront peut-être une certaine aide.

    L'œuvre de Dominique Rolin se compose essentiellement de romans, de nouvelles, mais aussi de pièces de théâtre, d'essais, d'articles critiques, de scénarii. C'est une production riche et variée. Mais Dominique Rolin est avant tout une romancière et ce sont ses romans qui vont nous intéresser plus particulièrement car ils forment la plus grande partie de l'œuvre et l'essentiel de son travail. Le roman étant la forme littéraire privilégiée par l'auteur, notre étude portera sur l'ensemble de cette production mais aussi sur quelques nouvelles incontournables. Comme Dominique Rolin a commencé sa carrière littéraire par ce genre, ces dernières nous serviront entre autres à montrer l'évolution stylistique de son écriture.

    Son œuvre complète apparaît centrée sur les thèmes suivants : l'enfance, la famille, les amours, les déchirements, la mort, les rêves. En somme, sur les différents états, événements et passions que vivent les êtres au cours de leur destin. L'écriture rolinienne colle à la vie, colle à l'existence propre de l'homme et donc à l'intimité de sa condition. L'écriture est en quelque sorte le ‘combustible' de sa vie. Pour cette raison essentielle il nous semble nécessaire, avant même de commencer l'étude littéraire dans son aspect ‘poétique', d'effectuer une présentation biographique de l'auteur. En entrant ainsi dans la vie de Dominique Rolin nous serons mieux à même de comprendre les tenants et aboutissants de son œuvre romanesque.

    L'ensemble de sa production s'étendant sur plus d'un demi-siècle, nous tenterons en premier lieu d'en décrire l'évolution, d'en dégager les différentes phases remarquables. Nous constaterons que de 1942 à aujourd'hui, nous pouvons diviser l'écriture rolinienne en trois périodes caractéristiques. La distinction de ‘périodes' différentes nous permettra de mieux considérer l'ensemble. Même si, à première vue, le découpage pouvait formaliser un morcellement qui risquerait de défavoriser l'unité de l'œuvre, il nous semble un procédé efficace pour mieux appréhender un système global en s'attardant sur les sous-systèmes qui le composent. D'autant qu'ils nous permettront de dégager les processus de variation de la création car, force est de constater que dans la vie romanesque de l'auteur se dégagent nettement des évolutions stylistiques notoires. La première serait celle des débuts, de 1942 à 1962 : c'est le temps de la tradition dite ‘réaliste', ses romans se distinguent dans la vision de la cellule familiale qu'ils donnent (envisagée comme un véritable carcan que les enfants tentent de fuir), dans les thèmes abordés, mais pas dans le type d'écriture qu'elle emploie, celle-ci est alors plutôt ‘classique', héritée du roman du XIXe siècle et s'inscrivant dans une norme répandue alors. La seconde évolution serait celle du rapprochement avec le Nouveau Roman. Nous considérons alors l'œuvre en la replaçant par rapport à l'histoire littéraire du moment et en montrant les influences que cette période a eues sur l'auteur. Il fait des expériences, profite du vent nouveau qui souffle alors sur la littérature pour y trouver quelques moyens d'expression littéraire plus proches de sa propre pensée.

    Sans qu'elle fasse réellement partie du groupe des Nouveaux Romanciers, sans qu'elle se déclare comme tel, ses ouvrages montrent qu'ils en subissent nettement le ‘courant'. Pour l'auteur ce sera l'occasion d'approfondir sa recherche tout en se défendant de suivre une mode. Nous montrerons dans la présente étude en quoi cette défense était justifiée. Enfin, la troisième évolution notable serait celle d'une écriture ayant atteint une certaine maturité : de 1980 à aujourd'hui, le style rolinien semble avoir trouvé un équilibre que nous qualifierons de ‘synthétique', une sorte de retour à une écriture apparemment plus classique mais enrichie des connaissances apportées par la période de recherche sur le Nouveau Roman.

    Pour qu'il y ait une ‘évolution remarquable' il faut que celle-ci caractérise un certain nombre d'ouvrages. Nous n'en avons pas déterminé un nombre minimum, ferme et restrictif mais en regardant notre ‘découpage' nous constatons que chaque phase est composée d'une dizaine de romans. C'est pour cette raison que, malgré des indices qui pourraient être considérés comme une nouvelle tendance chez l'auteur (par exemple depuis 1996 avec L'Accoudoir les romans roliniens deviennent nettement plus courts), une sorte de désir d'efficacité et de raccourcissement des œuvres, nous ne considérerons pas qu'il s'agit là d'une quatrième phase. Même si nous la pressentons, nous manquons de recul pour l'analyser ; c'est là une des difficultés à étudier une œuvre romanesque contemporaine et toujours ouverte.

    Enfin, après avoir dégagé les différentes phases d'écriture de l'auteur, nous nous attarderons sur les procédés littéraires qu'il utilise et qui, réunis, donnent à l'écriture rolinienne sa spécificité. Nous appellerons ces procédés ‘les outils romanesques' car c'est en les utilisant que l'auteur construit son écriture. Ce sont : les niveaux de langues (avec lesquels l'auteur aime jouer), les néologismes, la ponctuation, l'ellipse, les mots ou phrases tronqués, l'éclatement des mots, l'agencement typographique, la répétition, la sonorité, et l'étymologie. Ainsi nous aurons donné un aperçu des caractéristiques formelles de l'écriture rolinienne.

    Une fois analysées diachroniquement les différentes évolutions de cette écriture ainsi que les procédés stylistiques qui la caractérisent, nous nous arrêterons sur les deux aspects fondamentaux de l'œuvre romanesque. Le premier de ces aspects se situe sur le plan narratologique. Comme nous l'avons signalé un peu plus haut, l'écriture, pour l'auteur, semble être une véritable nécessité, un besoin vital. Il s'implique tellement dans la création de ses ouvrages qu'il est parfois difficile, pour le lecteur, de savoir si c'est le narrateur qui prend le dessus dans la narration ou si c'est l'auteur qui la mène. Il y a là une sorte d'ambiguïté avec laquelle Dominique Rolin ne manque pas de jouer. Cette ambiguïté nous amènera à prendre en considération le statut même du roman : pure fiction ou autobiographie ? Les ouvrages de Dominique Rolin sont-ils de ‘vrais' romans ? Nous trouverons une réponse dans l'autofiction grâce aux travaux, entre autres, de Serge Doubrovsky. Cela nous amènera à la constatation suivante : l'auteur assimile intégralement son narrateur et c'est un facteur de liberté pour lui, une sorte d'abolition des frontières normées. Auteur et narrateur ne forment plus qu'une seule entité au service de l'introspection, ils utilisent le livre comme médium.

    Après avoir constaté et démontré que le mode utilisé par Dominique Rolin pour écrire peut être placé du côté de l'autofiction nous soulèverons un deuxième aspect caractérisant particulièrement ces œuvres. Nous l'appelons : l'écriture organique. C'est une écriture physiologique, presque dédiée aux organes. Les descriptions corporelles apparaissent souvent, les organes sont particulièrement montrés, détaillés, un langage dur et froid, parfois choquant, mais toujours évocateur, est employé : tous ces indices montrent que l'auteur, semble porter un intérêt particulier pour le corps dans son acception la plus charnelle. Communément, écrire est considéré comme le mode d'expression de la pensée. Cette dernière peut aussi s'exprimer par les gestes ou par la voix. On s'accorde toutefois à donner une sorte d'exclusivité à l'écriture pour retranscrire l'intellect. Chez Dominique Rolin, elle possède véritablement un caractère corporel. Un peu comme si c'était non pas l'auteur, mais le corps qui s'exprimait en écrivant. Quand on parle d'expression corporelle on pense généralement sport, danse, gestuelle... Nous verrons que chez Dominique Rolin l'expression corporelle est aussi une sorte de gymnastique, mais une gymnastique scripturale. Elle devient le moyen pour le corps tout entier (et plus seulement la pensée) de communiquer. Par ailleurs, cette écriture ‘organique' n'est pas qu'un procédé esthétique, elle sert un but précis que l'auteur poursuit tout au long de son œuvre : au-delà de ce désir d'expression totale, l'écriture organique est le médium qu'il utilise pour appréhender le monde et, d'une certaine manière, toucher du doigt la vérité de sa propre existence, et par là même, celle de ses contemporains.


    [1] Comme le montrent les articles de presse (V. en annexe) publiés à chaque sortie de ses romans et notamment pour Le Futur immédiat.

    [2] Le Futur immédiat.‑ Paris : Gallimard, 2002.‑ 115 p


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  • Première partie :

    Un écrivain contemporain

    Nous avons choisi de présenter l'auteur en en donnant une vision d'ensemble car, jusqu'à ce jour, aucune étude n'a été consacrée ni à l'ensemble de sa production romanesque ni à sa vie.

    Ne pouvant prétendre analyser la forme et le contenu de ses romans sans avoir une idée précise de son ‘vécu' - ce dernier y est si présent qu'on ne peut l'en dissocier - ce n'est donc qu'après avoir tracé sa biographie sommaire [3], que nous étudierons les différentes phases d'écriture remarquables depuis son premier roman publié.

    Les articles, les critiques, les témoignages et les interviews (télévisées et radiophoniques) concernant les romans et la vie de l'auteur, sont nombreux. Ils ont ponctué chaque nouvelle publication depuis 1942. Pourtant, un seul ouvrage donne des éléments précis de la vie de l'auteur et un aperçu de son œuvre. Il s'agit du Bonheur en projet [4], monographie réalisée par Frans de Haes, regroupant quinze études et témoignages d'écrivains et de critiques. Par ailleurs, un mémoire de licence de l'Université de Bruxelles [5] a été consacré à « L'Évolution des thèmes et procédés dans l'œuvre romanesque de Dominique Rolin », réalisé en 1986 par Brigitte Ballings.

    Ces deux travaux, l'ensemble des articles de presse, les contributions à des revues littéraires, les interviews, nous ont permis d'envisager dans leur globalité la vie et l'œuvre de Dominique Rolin. Cette dernière a également versé, à la fois à la bibliothèque municipale de Vichy et à la Bibliothèque Royale à Bruxelles, une grande partie de ses archives (manuscrits, correspondance, notes, revues de presse). Ce sont deux fonds, très riches, qui nous ont permis de collecter de précieuses informations [6], à la fois sur sa vie, sur la réception critique de ses ouvrages. Enfin, l'auteur lui-même, lors d'entretiens privés, nous a éclairé non seulement sur quelques points de sa biographie mais aussi sur les motivations et les raisons de ses choix littéraires.

    ‘Un écrivain contemporain', c'est un parcours de la vie et de l'œuvre non pas pour étudier la place qu'il occupe dans le XXe siècle littéraire, pour le comparer à tel ou tel autre, mais uniquement pour en donner une approche plus large. Cette dernière doit nous permettre non seulement de mieux connaître l'auteur et sa production mais aussi d'en dégager une identité littéraire propre.

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    I. 1. Sommaire biographique

    22 mai 1913 : Dominique Rolin naît dans un petit appartement de la rue Saint-Georges dans le quartier central d'Ixelles à Bruxelles. Elle est issue d'une famille de la bourgeoisie bruxelloise. Son père, Jean Rolin, est directeur de la Bibliothèque du Ministère de la Justice. C'est un homme cultivé, venu de Limbourg où s'étaient jadis fixés des aïeux français. Sa mère Esther Rolin est la fille de l'écrivain Léon Cladel [7], parisienne issue côté maternel d'une famille hollandaise d'origine judéo-polonaise. Dominique Rolin est donc la nièce de Judith Cladel, sœur d'Esther, amie et biographe d'Auguste Rodin [8]. Esther se consacrera à l'enseignement de la diction à l'école municipale de Daschbeek, non loin de Bruxelles. Esther souhaitait devenir comédienne mais elle renonça à ce projet après s'être mariée.

    Esther, notamment imprégnée par l'éducation d'un père très engagé [9] politiquement, était très libre d'esprit et de parole. Jean, issu d'une famille de magistrats, souhaitait devenir écrivain mais n'y réussît pas. C'est vraisemblablement cette frustration qui exacerba son autorité. Grâce à la forte personnalité de ses parents, à la non-retenue dont ils faisaient preuve, Dominique Rolin a pu bénéficier d'un environnement favorisant son épanouissement : la vie familiale mouvementée va fournir à son imagination et à sa mémoire une source inépuisable de sentiments, d'émotions et d'anecdotes dont se nourriront ses ouvrages.

    Le 25 décembre 1915 naît un autre enfant du couple Rolin : Denys. Et c'est trois années plus tard, le 9 décembre 1918 qu'un troisième et dernier enfant voit le jour : Françoise. La famille, terrain de l'œuvre future de Dominique Rolin est alors au complet. À l'âge de cinq ans Dominique Rolin entre, rue Montjoie, dans une institution religieuse. Les Rolin quittent l'appartement de la rue Saint-Georges en 1920 pour emménager avenue Beauséjour, dans le quartier chic d'Uccle. Dominique entre à l'école primaire de Daschbeek. Les Rolin restent six années avenue Beauséjour avant de déménager à nouveau pour s'installer, cette fois de manière définitive, chaussée de Boitsfort, à l'orée de la forêt de Soignes, au sud de Bruxelles. Jean Rolin avait acheté un terrain à cet endroit pour y construire une très grande maison afin de permettre à sa famille de s'y sentir à l'aise. Cette maison austère et cette forêt d'ombres et de mystères feront partie des lieux qui imprégneront l'œuvre de Dominique Rolin et notamment La Maison, la forêt. Elles seront le cadre d'une enfance troublée et la marqueront à jamais.

    Dominique Rolin montre une très grande précocité à la lecture. Elle lit déjà beaucoup et apprend même par cœur, pour son propre plaisir, des contes de Perrault. À dix ans l'auteur se lance dans la lecture d'Edgar Poe avec Les Histoires extraordinaires. Le climat de tension et de cruauté de cette œuvre, que l'on retrouve dès son premier roman publié Les Marais, touchait véritablement la sensibilité de l'auteur. Sur le chemin de l'école, elle se raconte des histoires qu'elle transcrit le soir, les illustrant de dessins. Âgée de treize ans, Dominique Rolin passe ses vacances en famille en bord de mer, en Flandre Occidentale, à La Panne ou en Campine à Genk. Les marais de Genk, eux aussi, lieux favoris, évocateurs de souvenirs, cadres d'action et de réflexion, feront l'objet de nombreuses descriptions dans l'œuvre rolinienne au même titre que la forêt de Soignes [10]. Ces marais, théâtre de nombreux souvenirs d'enfance donneront même leur nom au premier roman publié par l'auteur, Les Marais, en 1942.

    En 1927 un drame secoue la famille Rolin. Jean Rolin, épris d'une de ses élèves demande le divorce et quitte la maison familiale. Esther refusant cette séparation, un climat de forte tension et de violence règnera durant quatre années dans la maison de Boitsfort.

    À dix-sept ans Dominique Rolin obtient, avec une année d'avance sur le cursus habituel de l'époque, son diplôme d'études supérieures à l'école de Daschbeek. Et c'est à dix-huit qu'elle commence des études artistiques à La Cambre, au sud de Bruxelles. Elle s'inscrit au cours d'illustration du livre, conséquence logique d'une passion dévorante et talentueuse tant pour le dessin que pour les livres. Son ambition d'alors est d'en faire sa profession mais le besoin d'écrire grandit en elle chaque jour. La lecture de Natchez de Chateaubriand charme littéralement l'auteur qui dira plus tard qu'il a trouvé dans ce livre « extraordinairement baroque, profus, passionnant et très visuel » [11] l'essence même de son désir d'écriture. Sensible dès son plus jeune âge à la magie des livres, Dominique Rolin ne s'est jamais départie de cette passion pour la lecture.

    Mille neuf cent trente-deux : Dominique Rolin entre à l'École du Service Social, rue du Grand Cerf, et entreprend des études de bibliothécaire. La même année naît sa première publication : la nouvelle Repas de famille [12] paraît dans Le Flambeau, revue politique et littéraire belge, dirigée par Henri Grégoire [13]. Cette publication est la première d'une série de nouvelles et de contes qui seront publiés dans l'hebdomadaire Cassandre, principal journal belge dirigé par Paul Colin, jusqu'en 1942.

    De 1933 à 1936 Dominique Rolin travaille à la Librairie Générale de Bruxelles.

    Dix-neuf cent trente-six pourrait être appelée « l'année du commencement ». C'est en effet au long de cette année, charnière dans la vie de l'auteur, que Dominique Rolin quittant la Librairie Générale, entre comme attachée à la bibliothèque de l'Université Libre de Bruxelles. Elle écrit alors son tout premier roman, Les Pieds d'argile mais ne trouve pas d'éditeur. Mille neuf cent trente-six voit aussi la publication d'une nouvelle, La Peur, [14] dans la revue littéraire parisienne de Jean Paulhan Mesures. Dominique Rolin ressent de plus en plus l'écriture comme une nécessité. Elle épouse en 1937 un personnage un peu fou qui se dit poète, Hubert Mottart. C'est un homme excessif, brutal et ayant de larges penchants pour l'alcool. Il est surtout le moyen pour cette jeune femme de vingt-quatre ans de se libérer de la cellule familiale ‘Rolin' dans laquelle elle se sent de plus en plus oppressée. Ce sont l'infidélité de son père et la « surprotection » de sa mère qui la poussèrent à fuir dans le mariage la maison familiale de Boitsfort. En 1938, de cette union tumultueuse avec Hubert Mottart, naîtra Christine.

    Le 21 mars 1939, une lettre de l'éditeur parisien Gaston Gallimard, adressée à « M. Dominique Rollin » (sic), fait savoir à l'auteur qu'il n'accepte pas de publier Les Pieds d'argile. Abandonnant tout espoir de voir un jour édité cet ouvrage, Dominique Rolin en détruira alors le manuscrit. Les années passant, les caractères se durcissant, s'affirmant, s'exaspérant, la situation familiale des Rolin devient de plus en plus pesante. C'est cette atmosphère, d'une famille en proie aux déchirements, qui plus tard s'immiscera dans Les Marais. Le 3 avril 1939, Gaston Gallimard écrit de nouveau à Dominique Rolin et corrige cette fois son erreur, tant en ce qui concerne le sexe que le patronyme, en adressant sa correspondance à « Mme Dominique Rolin ». Il a eu l'occasion de lire un ensemble de nouvelles (depuis le 4 mai 1935 jusqu'en 1942, Dominique Rolin publie des nouvelles et contes dans Cassandre [15]) et une partie du roman Les Marais. Il se dit alors très impatient de voir ce dernier achevé.

    Mais au mois de septembre la guerre éclate et cette correspondance n'aura pas de suite. Les Marais sera achevé en janvier 1940. Dominique Rolin, isolée, loin des siens, reniée par sa famille, vivant dans le dénuement le plus complet les difficultés inhérentes à l'état de guerre, auprès d'un mari de plus en plus violent, reprend contact avec Paul Colin. Il publiera le roman en un feuilleton de dix épisodes dans Cassandre du 15 décembre 1940 au 16 février 1941. Cette ‘prépublication' sera reprochée plus tard à l'auteur, Colin et son hebdomadaire Cassandre ayant été accusés de verser dans la collaboration avec l'occupant nazi. Paul Colin sera par la suite assassiné, en 1943, dans sa librairie par un étudiant résistant. Cependant c'est grâce à cette publication en feuilleton que Les Marais tombe un jour sous les yeux de Robert Denoël à Paris. Enthousiasmé, ce dernier se procure le manuscrit. Il en transmettra des épreuves à Jean Cocteau et à Max Jacob qui seront à leur tour littéralement charmés par l'ouvrage. Les Marais est enfin publié en France en juin 1942. Max Jacob dira, alors à Robert Denoël : « La méchanceté humaine, selon Dominique Rolin (et quelle découverte ! !) n'est pas une méchanceté d'action, comme assassinat ou guerre, méchanceté qui scandalise notre hypocrisie, c'est une méchanceté négative : elle est dans les silences, dans les regards, dans cette sécheresse qu'aucun émoi ne peut remuer. [...] Ce qu'il y a dans Rolin d'admirable c'est la vêture et la descente dans le concret, lesquels arrivent au réalisme par un détour tel qu'on a l'illusion du vécu sans même savoir de quel pays il s'agit, de quelle époque, etc. » [16] De même le 11 juin 1942 Robert Denoël, après lui avoir présenté Dominique Rolin, écrivait à Jean Cocteau : « ... je me réjouissais de vous faire connaître cet être qui me semble un peu miraculeux ». Cocteau rencontrant Dominique Rolin en fera un de ces portraits incisifs et caractéristiques dont il a le secret.[17]

    Dix-neuf cent quarante-deux : la publication des Marais amène Dominique Rolin à être reconnue du milieu littéraire parisien. Dix-neuf cent quarante-quatre voit publier Anne la bien-aimée. Avec ce nouveau roman le lecteur est plongé dans un drame planté dans un décor nordique, froid, dur, cassant avec une multitude de personnages aux multiples facettes dont les noms et les tempéraments ont, tout comme dans Les Marais, des consonances et des résonances germaniques ou flamandes : Ludegarde Tor, Polenka, Anne Vogt, Peter et Gerdy.

    Le 2 décembre 1944, esplanade des Invalides, Robert Denoël est assassiné. Ses amis, après les événements inhérents aux remous de l'après-guerre, lui avaient vivement et judicieusement conseillé de se tenir, pour quelque temps, à l'écart de toute vie publique. Mais cet homme en vue, ne supportant pas d'être ainsi claquemuré, décida, ce soir-là, de se rendre à l'Opéra en compagnie de son amie Jeanne Voilier, fille d'un grand éditeur et poétesse. Cet assassinat eut vraisemblablement des origines d'ordre politique, mais cette affaire n'a jamais été réellement éclaircie. L'événement marque un tournant dans la vie de Dominique Rolin. Début 1946, sentant, sachant que sa carrière ne peut se construire et s'épanouir dans ces conditions de tension et de précarité, elle décide de tout quitter, Belgique, mari, famille et enfant pour s'installer à Paris, dans le sixième arrondissement, près de la place de l'Odéon, à l'Hôtel des Balcons. Lors d'un cocktail donné aux Éditions Denoël, à l'occasion de la sortie de son ouvrage Les Deux sœurs, Dominique Rolin fait la connaissance d'un journaliste des Nouvelles littéraires qui lui confie avoir le projet de publier un article sur elle. Il lui précise qu'il aime que ses articles soient toujours joliment illustrés et qu'il fait régulièrement appel, pour cette tâche, à un dessinateur-sculpteur de talent, qui tient le rôle « d'illustrateur officiel » aux Nouvelles littéraires, Bernard Milleret. Rendez-vous est rapidement pris pour une séance de pose. Lorsque Milleret rencontre Dominique Rolin pour exécuter son portrait, c'est entre l'écrivain et le sculpteur un véritable et réciproque coup de foudre ! Bernard Milleret trouve un poste d'illustratrice aux Nouvelles littéraires à Dominique Rolin. Cela lui permet de subvenir à ses besoins. Au mois d'avril 1947 elle quitte sa chambre de l'Hôtel des Balcons pour s'installer avec lui dans son atelier de l'avenue de Châtillon (aujourd'hui avenue Jean Moulin) dans le XIVe arrondissement. Les familiers du couple s'appelaient entre autres Germaine Richier, René Char, Marcel Arland, Pierre Emmanuel, Jean Daniel, Hervé Bazin ou Albert Camus. Les instants vécus avec Bernard Milleret dans ces lieux inspirés sont des jours heureux. Moi qui ne suis qu'amour en 1948 manque le Prix Renaudot d'une seule voix. Appliquée, déterminée, zélée et décidée à publier avec une opiniâtre régularité, Dominique Rolin produit un roman tous les deux ans depuis 1942.

    En 1950 se manifeste une rupture dans la régularité des publications roliniennes : L'Ombre suit le corps n'est plus édité par les Éditions Denoël, mais celles du Seuil. En effet, depuis la mort de leur fondateur, les Éditions Denoël connaissent des difficultés financières de plus en plus graves. Jeanne Voilier, nommée directeur provisoire, se révèle incapable de redresser la situation. Par l'entremise de Bernard Milleret, Dominique Rolin est mise en relation avec le directeur des Éditions du Seuil, Paul Flamand, qui propose un nouveau contrat à l'auteur.

    « L'argent ne fait pas le bonheur » : Dominique Rolin et Bernard Milleret, bien que très démunis, vivent en effet quelques années de félicité entre l'avenue de Châtillon et Saint Germain-des-Près, au milieu de l'élite littéraire et artistique du moment. Les ouvrages de l'auteur n'apportant pas de rentrées régulières, c'est une époque où l'argent du couple provient plutôt des portraits d'auteurs et des illustrations que Milleret réalise périodiquement pour Les Nouvelles littéraires, Les Lettres françaises, Action.

    Talent enfin reconnu ! Le Souffle est couronné par le Prix Femina en 1952. Au reste, c'est le moment que choisit Gaston Gallimard pour proposer à l'auteur, nouvellement et brillamment promu, de faire partie des auteurs de la maison. Au terme de cet accord, et avec l'assentiment de Paul Flamand, Dominique Rolin sera à nouveau publiée chez Denoël, dont Gaston Gallimard s'était récemment porté acquéreur.

    C'est en 1953 que le couple peut alors se permettre une première « grosse dépense ». Grâce aux gains du Femina, Dominique Rolin et Bernard Milleret achètent, à Villiers-sur-Morin, en Seine-et-Marne, la maison de leurs rêves : une belle et grande demeure, au milieu d'un parc planté de hauts arbres, en lisière des champs et des bois briards, bien loin de l'agitation parisienne. C'est alors le moment où Dominique Rolin, pressentant la fin des vaches maigres, juge le temps enfin venu de faire revenir auprès d'elle sa fille Christine, alors âgée de quinze ans. Ce n'est plus la misère, mais ce n'est pas non plus l'opulence ! L'argent du Prix Femina a été englouti dans l'achat de la maison, il faut rembourser les emprunts et il est parfois très difficile de respecter les échéances et d'honorer les factures. Les fournitures pour les sculptures de Milleret, l'entretien de la maison coûtent cher. Ce sont les articles, récits et nouvelles de Dominique Rolin, publiés entre autres dans Marie-Claire [18], et les dessins de Milleret qui permettent alors de survivre. L'amour du couple semble sortir renforcé de toutes ces épreuves : la maison de Villiers est, en ces temps-là, la maison du bonheur.

    Les Quatre coins sort en 1954 et en janvier 1955 l'écrivain et le sculpteur décident de se marier. C'est à la suite de cette union que Dominique Rolin obtient la nationalité française. Dans sa soif de vie et d'écriture, elle produit, peu de temps après ce mariage, un nouveau roman : Le Gardien, tout empreint de l'esprit de la maison, des champs et des bois de Villiers ainsi que de la forêt de Soignes. Mais cette période faste ne dure pas. En juillet 1956, se déclare la terrible maladie, un cancer du pancréas, qui terrassera Bernard Milleret quelques mois plus tard. Il s'éteint le 12 mars 1957.

    Ce n'est qu'en 1958, soit trois années après sa dernière production, que Dominique Rolin publie Artémis, faisant ainsi l'une de ses très rares entorses à son rythme biennal. La même année elle est pressentie pour être membre du jury du Prix Femina. En octobre, un jeune écrivain des Éditions du Seuil, Philippe Sollers, publie un ouvrage original : Une Curieuse solitude. Paul Flamand souhaitant « pousser » cet espoir de la littérature française, alors inconnu, organise une réunion « promotionnelle ». Il réunit, dans sa maison des environs de Paris une poignée de journalistes susceptibles d'aider au démarrage d'une carrière qu'il pressent prometteuse. C'est à cette occasion que Dominique Rolin rencontre ce futur brillant homme de lettres et que naîtra, entre la femme mûre et le fougueux jeune homme, une puissante et longue passion. Cet amour s'incarnera sous le pseudonyme « Jim » que l'on retrouvera dans les romans de l'auteur, à partir du Gâteau des morts (1982) jusqu'au Futur immédiat (2002). Dominique Rolin est alors un auteur français reconnu et estimé de ses pairs.

    Elle quitte Villiers-sur-Morin en février 1959 et retourne s'installer définitivement à Paris au cinquième étage d'un antique immeuble au 36 de la rue de Verneuil qu'elle occupe encore de nos jours. Elle considère cet appartement comme son « jardin d'agrément » [19] et elle y fera référence à de nombreuses reprises dans ses ouvrages des années 1990, Deux femmes un soir , L'Accoudoir , La Rénovation [20].

    Le Lit [21] est publié en 1960. Ces trois années auront été nécessaires à l'auteur pour ‘faire son deuil' et être capable de crever l'abcès de la souffrance vécue au cours des dernières années de vie avec Milleret. Elle décrira dans cet ouvrage avec talent et douleur la maladie de son mari, les prémices et les diagnostics redoutés jusqu'au dernier souffle de l'être chéri. Dans cet ouvrage, à l'instar d'auteurs tels que James Joyce et Franz Kafka, l'auteur va tenter d'aller plus profondément dans l'analyse des sentiments. Pour y parvenir, Dominique Rolin commence à utiliser les arcanes d'un nouveau « type d'écriture » connu sous l'appellation Nouveau Roman. Cette influence se manifestera dans plusieurs œuvres et nous ne manquerons pas de la traiter dans l'étude présente.

    C'est aussi à partir de 1960 que Dominique Rolin prendra l'habitude de séjourner régulièrement à Venise. Dans un rite immuable, elle se plaira à se rendre, deux fois par an, dans la cité des doges, pour des séjours d'une quinzaine de jours. Elle aimera désormais cette ville où elle se ressource et qui l'inspire autant que Paris et Bruxelles. Venise, faisant partie du monde rolinien, est désormais présente au fil de l'œuvre sous le vocable de « la ville étrangère »

    En 1962 sort Le For intérieur dans lequel elle manifeste pour le Nouveau Roman un intérêt de plus en plus grand. C'est pour l'auteur une sorte de libération sur le plan de la technique romanesque. L'écriture de Dominique Rolin s'imprègne alors des techniques utilisées par les membres du mouvement « Nouveau Roman » et notamment par Philippe Sollers et sa revue Tel Quel. C'est en partie ce radical revirement stylistique mais surtout l'affirmation de ses convictions qui la feront évincer, le 11 février 1965, du jury du Prix Femina. Cette éviction, dont la presse se fera l'écho, est en partie provoquée et voulue par l'auteur. Il trouvait en effet que les femmes membres du jury étaient encore trop imprégnées de la littérature du XIXe. De plus celles-ci n'avaient pas apprécié qu'elle soutienne les écrits de Robert Pinget et son ouvrage L'Inquisitoire [22]. Rolin publiera même dans Le Nouveau Candide [23] un article incendiaire contre les membres du jury. Cet article a été déterminant au point de provoquer l'exclusion. Cette nouvelle disponibilité permet à l'auteur d'être élu membre du jury du Prix Roger Nimier (Prix créé par Florence Gould [24] en 1963). 1965 voit se terminer la vie d'Esther, mère de Dominique. La même année, La Maison la forêt sort des presses, ouvrage dans lequel il est fait état des relations tendues, particulières et conflictuelles liant le couple Esther / Jean. Maintenant sort en 1967, Le Corps en 1969, Les Éclairs en 1971 et Lettre au vieil homme en 1973 dans lequel l'auteur tente de renouer de nouvelles relations avec son père. Mais en 1975 Jean Rolin meurt, dix ans après sa femme. La mort de ses parents marque profondément Dominique Rolin et cette déchirure se ressentira dans toutes les œuvres suivantes (et notamment dans Les Éclairs, L'Infini chez soi, La Voyageuse). La même année 1975 voit paraître Deux. Et toujours deux années plus tard, c'est au tour de Dulle Griet de sortir des presses.

    En 1978 Dominique Rolin publie L'Enragé, une autobiographie apocryphe et posthume du peintre flamand Pieter Brueghel l'Ancien [25]. Brueghel, cloué sur son lit d'agonie voit défiler toute sa vie. L'ouvrage sera couronné par le Prix Franz Hellens.

    Dominique Rolin donne des conférences, rédige des articles critiques, participe à des colloques, voyage en Europe, aux États-Unis, en Égypte pour y retrouver sa fille, se rend régulièrement à Juan-les-Pins, où l'invite Florence Gould, la veuve du fondateur de la station balnéaire.

    C'est en 1980 qu'une autre distinction récompense un ouvrage de Dominique Rolin : le Prix Kléber Haedens pour L'Infini chez soi, premier volume de ce que l'auteur appelle sa « trilogie » et dans lequel il raconte son « avant vie » et sa naissance. Dans les deux autres ouvrages de cette trilogie, il s'agira respectivement de son « avant mort » et de sa mort (Le Gâteau des morts 1982), puis de son « après mort » (La Voyageuse 1984). Dominique Rolin semble enfin connaître la sérénité et le bonheur. Artisan assidu, elle consacre toutes ses matinées sans exception à l'édification de son prochain roman. À peine l'œuvre sortie, elle s'octroie deux jours de repos puis se lance, sans tarder, dans l'écriture du suivant. Chaque sortie de ses ouvrages est signalée et saluée par la presse [26]. L'Enfant-roi paraît en 1986.

    Dix-neuf cent quatre vingt-huit et Trente ans d'amour fou, édité chez Gallimard, vient dévoiler au lecteur la fertilité de l'amour, cette fécondité créatrice partagée entre Jim et Dominique. C'est quarante-neuf ans après le refus de Gaston Gallimard de publier Les Pieds d'argile qu'un ouvrage de Dominique Rolin est enfin édité dans la fameuse collection blanche. Désormais, tous ses ouvrages y seront publiés. Succédant à Marguerite Yourcenar en qualité de membre étranger représentant la France, c'est en avril 1989 que sa nomination à l'Académie Royale de Langue et de Littérature Française de Belgique consacre la carrière de Dominique Rolin. Mille neuf cent quatre-vingt-dix : Vingt chambres d'hôtel reçoit le Prix Roland Jouvenel de l'Académie Française.

    Le Grand Prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres pour l'ensemble de son œuvre lui est décerné en 1991. Jean Antoine réalise, l'année suivante, un téléfilm retraçant la vie et la carrière de l'auteur : ‘Dominique Rolin, l'infini chez soi'. C'est un documentaire de cinquante minutes dans lequel se succèdent interviews de l'auteur, lectures de passages de ses ouvrages, lieux marquant sa vie. Il sera diffusé sur la chaîne belge RTBF et sur France 3 [27].

    Dominique Rolin est élue Présidente du jury du Prix Roger Nimier en 1995, elle y restera jusqu'en 2001, et son œuvre est récompensée par le Grand Prix National des Lettres.

    L'Accoudoir, appui de fenêtre d'où l'auteur contemple le monde, sort en 1996. Et c'est à l'occasion de grands travaux dans l'immeuble bicentenaire de la rue de Verneuil que La Rénovation voit le jour en 1998. En mars 2000 paraît Journal amoureux, roman à la gloire de l'être aimé depuis quarante ans.

    Le Futur immédiat, février 2002, sort en parallèle avec un livre d'entretiens, Plaisirs [28]. Elle poursuit toujours dans la veine autobiographique. L'ouvrage tourne autour d'un « vieux salopard que l'humanité adule »: le temps.

    «Assez, Temps, je ne te laisserai pas faire. Terminer mon livre et je t'aurai exterminé.» [29]

    La narratrice voit ramper vers elle la mort, «cette sacrée pouffiasse», et se demande: « Pourquoi faudrait-il mourir ? » Le temps, Dominique Rolin le réduit à des «futurs immédiats», des illuminations entre souvenirs et actualité. Elle célèbre aussi ses trois fêtes que sont le vin, la musique, le sommeil. Et l'amour, qui la lie depuis plus de quarante ans à Jim. Le livre se construit ainsi, entre les échanges téléphoniques, les fulgurances de futur immédiat et l'écriture, ce «plaisir d'avant le plaisir».

    Les ouvrages de Dominique Rolin ont été publiés et traduits dans de nombreuses langues comme l'anglais, l'allemand, le néerlandais, mais aussi l'italien, le japonais, le chinois, le serbo-croate et le slovène. Dominique Rolin n'a jamais cessé d'écrire et ne s'est jamais accordé plus de deux jours de répit entre chaque ouvrage. Elle fait partie de ces auteurs pour qui l'écriture est comme une indispensable hygiène de vie. Vie qui ne pourrait vraisemblablement pas continuer sans écriture. Dominique Rolin dira même au détour d'une conversation que « sa vie est son œuvre et inversement d'ailleurs » [30].

    Toute vie nécessite des choix. Contre vents et marées Dominique Rolin a toujours choisi l'écriture, quittant sa Bruxelles natale, quittant son « poète maudit alcoolique » auprès de qui son écriture ne pouvait s'épanouir, ou bien choisissant, avec le déchirement que l'on peut imaginer, de confier l'éducation de sa fille Christine à sa propre mère (Esther), se sachant elle-même incapable de subvenir aux besoins matériels et moraux de son enfant. Il a toujours fallu que l'écriture chemine, que l'auteur avance sans perdre de temps avec des sentiments négatifs et retardateurs tels la tristesse ou le regret. Seul le bonheur peut faire évoluer les choses, le bonheur comme objectif [31], seul moyen pour l'auteur de se sublimer, de transcender les difficultés quotidiennes pour se consacrer à l'œuvre. Ainsi après la mort de Bernard Milleret, il fallait qu'elle rencontre un Jim qui l'aide à ne pas sombrer dans le chagrin et la tristesse et à continuer, gaillardement et crânement, son chemin, la route du verbe. Quand Dominique Rolin évoque sa Venise, « la ville étrangère », on comprend à quel point ses séjours bisannuels lui sont nécessaires comme une véritable nourriture dont son corps et son esprit tirent substance : c'est là que s'exprime en toute liberté son amour pour ‘Jim'.

    Ce qui caractérise la vie de Dominique Rolin est sans aucun doute ce combat permanent pour l'écriture coûte que coûte. Aujourd'hui encore, sans faillir, les romans roliniens sont sortis inlassablement et régulièrement jusqu'à Le Futur immédiat en 2002. Chaque expérience vécue par l'auteur est prétexte à écriture, tant et si bien qu'en parcourant la totalité de l'œuvre on peut objectivement avoir le sentiment de suivre à livre ouvert la vie de l'auteur.

    « Car si j'en juge par ma seule histoire, un romancier, à force d'être enfermé dans les rets d'une ‘fiction qui dépasse la réalité', finit par dormir sa vie, et par conséquent, la rêver bien plus que de la vivre. Il lui arrive cependant, de temps à autre, d'apercevoir le jour par l'entrebâillement d'un réalisme qui ne peut en aucun cas le toucher directement ».[32]

    Cette réflexion est révélatrice tant pour l'œuvre que pour l'auteur que nous savons indissociables ou plutôt, oserons-nous dire, consubstantiels. Le risque, évoqué par Dominique Rolin, de rêver sa vie plutôt que de la vivre nous semble largement compensé par l'aptitude de Dominique Rolin à donner vie à ses rêves. Elle objective le tréfonds des relations des êtres avec leurs environnements, tant en état de veille que de sommeil. Rêver sa vie et vivre ses rêves... Une œuvre-vie et une vie-œuvre... Toute l'œuvre et tous les personnages sont pétris de cette dualité à la fois limpide et ambiguë. Dominique Rolin ne se contente pas d'un survol succinct ou d'un effleurement distrait des choses. Elle s'en pénètre, elle y pénètre, elle les digère et les assimile dans un besoin charnel de compréhension et d'identification.

    Lire Dominique Rolin c'est pénétrer l'atmosphère d'une planète à la fois méconnue et familière. C'est entrer au plus profond de soi. La conscience et ses mécanismes y sont décortiqués et analysés. Dominique Rolin s'attaquant à l'analyse de son fonctionnement semble s'attaquer à celui des hommes et c'est en cela que le lecteur y retrouve des repères, des interrogations, des peurs, des angoisses, des plaisirs. Il apparaît alors que l'exploration de l'auteur est aussi un peu la sienne.

    I. 2. Évolution d'une écriture.

    L'œuvre de Dominique Rolin se compose de quelque trente-deux romans, vingt-cinq nouvelles, deux pièces de théâtre, deux essais et de nombreux textes comme des articles critiques, des fictions, des chroniques littéraires et deux récits pour enfants [33]. Cette production abondante et très diversifiée rend difficile toute tentative de catégorisation de l'écriture. L'œuvre, s'étendant sur quelque soixante années, explorant une multiplicité de genres, ne correspond pas à un seul style, un seul courant. Cette écriture vivante évoluant sans cesse, nous en étudierons plus particulièrement le développement dans la production romanesque de Dominique Rolin.

    Nous allons nous attacher à montrer quelles ont été les grandes étapes de l'écriture rolinienne, et pour analyser ses différentes variations, nous ferons essentiellement appel à la chronologie et à la décomposition en ensembles. Nous considérerons l'œuvre de Dominique Rolin comme un système dans lequel nous distinguerons trois sous-groupes que nous étudierons dans leur succession. Ces trois sous-ensembles correspondent à trois principales périodes d'écriture. Le lecteur qui parcourt les ouvrages de l'auteur de 1936 à nos jours ressent que, de cet ensemble, se dégagent trois temps. Dominique Rolin ne décide pas de changer son écriture de manière radicale à un moment M, c'est progressivement que se font les changements. Pourtant, même si les prémices d'une nouvelle période d'écriture se font sentir quelques années auparavant, ce sera toujours une publication particulière qui marquera un réel changement par une affirmation stylistique nouvelle.

    Nous préférerons le terme de phase à celui de période, car la phase est le propre des choses en évolution alors que la période nous limite à un simple segment temporel, enfermé dans des frontières et suppose un découpage trop strict, trop borné pour s'appliquer à une œuvre littéraire comme celle-ci.

    Nous nous proposerons de décomposer la production romanesque de Dominique Rolin en trois phases. La première sera celle que nous appellerons la tradition réaliste. Elle s'étend de 1936 avec la publication de Repas de famille [34] jusqu'au roman Artémis [35] en 1958. La deuxième phase sera celle de l'exploration « Nouveau Roman » que nous situerons du titre Le Lit [36] en 1960 au Gâteau des morts [37] en 1982. C'est l'occasion pour l'auteur d'essayer, par de nouvelles techniques narratives, d'aller chercher, par l'écriture, encore plus profondément dans les mécanismes de la psychologie. Enfin nous caractériserons l'équilibre synthétique, dernière et troisième phase, de La Voyageuse [38] à La Rénovation [39], s'étendant de 1982 à 1996 [40]. Puis, nous essaierons d'identifier les outils romanesques essentiels auxquels recourt l'auteur pour construire ses récits et leur donner toute leur mesure émotionnelle.




    [1] Comme le montrent les articles de presse (V. en annexe) publiés à chaque sortie de ses romans et notamment pour Le Futur immédiat.

    [2] Le Futur immédiat.‑ Paris : Gallimard, 2002.‑ 115 p

    [3] « sommaire » parce que le but de notre étude n'est pas de réaliser une biographie complète, pouvant par essence, constituer en elle-même une étude à part entière.

    [4] V. bibliographie

    [5] ibid

    [6] On trouvera les états des fonds en annexe.

    [7] Léon CLADEL (Montauban 1835 - Sèvres 1892), appartenant à l'École naturaliste. Il était l'ami intime de Mallarmé et de Baudelaire. Cladel peignait le Quercy et notamment dans un ensemble de romans publié sous le titre Mes paysans (1869-1872). Mais surtout, il s'attacha à rendre compte de la misère des pauvres au sein des villes face aux dures lois de la société bourgeoise. Cladel se veut « amateur du beau et partisan du vrai » : Les Va-nu-pieds 1873.

    [8] CLADEL, Judith.- Rodin, sa vie glorieuse et inconnue.- Paris : Grasset, 1936.- 436 p.

    [9] V. note n°7

    [10] Description de la forêt qui sera plus particulièrement soulignée dans Le Gardien

    [11] Interview radiophonique de D. Rolin du 12/04/1996, émission : Un livre des voix, France Culture.

    [12] Repas de famille, dans Le Flambeau.- Bruxelles, 1935, n°5.- p.513-532

    [13] Le Flambeau (1918-1972) était un périodique bruxellois dit « libéral ».

    [14] La Peur, dans, Mesures.- Paris, 1936, n°3.- p. 17-32.

    [15] V. bibliographie.

    [16] V. JACOB, Max.- « Lettre du 10 juin 1942 » dans L'Infini n° 24, Gallimard, Paris : 1988.- p.127

    [17] V. La Gerbe du 2 juillet 1942 où l'on trouve une reproduction de ce dessin (copie en annexe). Cote ML6606/5/10 du fonds Dominique Rolin, Bibliothèque Royale de Belgique.

    [18] V. en annexe.

    [19] Le Jardin d'agrément sera le titre d'un de ses romans publié en 1994.

    [20] V. bibliographie

    [21] Le Lit sera adapté au cinéma quelque vingt-deux années plus tard par la réalisatrice belge Marion Hänsel : ‘Le Lit', long métrage, production Man's Films Bruxelles, 80 minutes, 1982.

    [22] L'Inquisitoire.- Minuit, Paris, 1962.- 448 p.

    [23] Je n'oublierai jamais ma stupeur et mon effroi lorsque j'ai vu pour la première fois les dames du Femina, dans Le Nouveau Candide.- Paris, 3 décembre 1964, n°188.- p.29, V. annexe p. 293

    [24] Américaine d'origine française, 1895-1983, elle était « le dernier des grands mécènes » et une correspondante de l'Académie des Beaux-Arts. V. CORNUT-GENTILLE, Gilles ‑ MICHEL-THIRIET, Philippe.‑ Florence Gould, une américaine à Paris.‑ Mercure de France, Paris, 1989.‑ 285 p.

    [25] Né probablement en Hollande, il devient maître peintre en 1551. Comme beaucoup d'autres à son époque, il entreprend le voyage vers l'Italie d'où il ramène énormément de dessins, notamment de la traversée des Alpes qui lui laisse un souvenir inoubliable. C'est ainsi qu'on retrouvera d'étranges montagnes enneigées dans les arrières-plans de tableaux pourtant ‘de chez nous'... Considéré longtemps comme un simple peintre des mœurs paysannes, on lui reconnaît aujourd'hui beaucoup d'autres talents, renouvelant le traitement de paysages ou reprenant certaines thématiques de Jérôme Bosch dans de fantastiques visions (voir notamment Le triomphe de la mort ou Les estropiés). Même dans ses scènes paysannes s'exprime une fine sagesse qui le rapproche de Montaigne par exemple. Dans des toiles dont les sujets semblent parfois classiques, telle Le massacre des innocents, il dénonce les malheurs de son temps, comme la brutalité des troupes espagnoles.

    [26] V. échantillons d'articles de presse en annexe

    [27] Jean Antoine a également réalisé, en 1984, un reportage intitulé ‘Brueghel et Dominique Rolin', produit et diffusé par la RTBF, durée de 51 minutes.

    [28] Plaisirs, entretiens avec Patricia Boyer Latour.‑ Paris : Gallimard, 2002.‑ 220 p

    [29] Le Futur immédiat, p. 83

    [30] V. Émission, « Le bon plaisir de Dominique Rolin », rencontre avec Jean-Jacques Brochier sur radio France Culture du 21/10/1995

    [31] Le Bonheur en projet, Franz de HAES, Bruxelles, Éditions Labor, 1993, 190 p.

    [32] « Comment on devient romancier », Dominique Rolin, dans, Le Bonheur en projet.- Bruxelles, Édition Labor, 1993.- p. 143-161

    [33] V. bibliographie

    [34] Repas de famille, dans, Le Flambeau.- Bruxelles, mai 1935, n°5.- p. 513-532

    [35] Artémis, Paris, Denoël, 1958, 247 p.

    [36] Le Lit, Paris, Denoël, 1960, 221 p.

    [37] Le Gâteau des morts, Paris, Denoël, 1982, 243 p.

    [38] La Voyageuse, Paris, Denoël, 1984, 204 p.

    [39] La Rénovation, Paris, Gallimard, 1998, 127 p.

    [40] Nous évoquerons plus particulièrement les quatre derniers romans de l'auteur (L'Accoudoir, La Rénovation, Journal Amoureux et Le Futur immédiat) en conclusion de cette partie.


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  • I. 2. 1. Première phase : La tradition réaliste.

    Il nous faut, avant de montrer en quoi la première phase d'écriture procède de la tradition réaliste, définir ce que nous entendons par cette formule. Nous considérons comme traditionnels les traits caractéristiques de la fiction narrative correspondant aux canons d'écriture hérités du roman classique du XVIIIe et du roman réaliste-naturaliste du XIXe, à savoir des narrations linéaires mettant en scène des héros dont la vie est à la portée de la compréhension des lecteurs. Ces romans mettent à la disposition du lecteur des expériences, des leçons sur la vie, en racontant des histoires fictives. Ce sont des récits qui se veulent conformes à la réalité et qui sont caractérisés par une forte densité émotive impliquant nécessairement le lecteur. Il découvre au fil de la lecture l'information nécessaire pour pouvoir assurer ses opérations de mémorisation ou d'anticipation, d'identification ou de récusation. Enfin, il s'agit de récits dans lesquels nous avons généralement affaire à une chronologie du temps présent principalement centrée sur la biographie d'un personnage donnant au récit sa vraisemblance. Le narrateur y est le plus souvent omniscient.

    Quant au roman psychologique, que nous serons amené à évoquer, il se caractérise, non plus par la description du héros dans ses réactions physiques, dans une matérialité vivante, mais par ses mécanismes spirituels et sa vie sentimentale et morale. De ce que nous sommes convenu d'appeler « la tradition réaliste », le roman dit « psychologique » fait donc partie intégrante. Et c'est sans aucun doute la forme de roman dont se rapprochent le plus les premiers ouvrages de Dominique Rolin.

    Précisons que lorsque nous parlons de ‘tradition réaliste' cela concerne plus particulièrement le type d'écriture employé et la construction des textes. La tradition chez Dominique Rolin ne se cantonne pas au roman, c'est une tradition dans l'écriture. Ainsi, c'est en prenant l'exemple d'une nouvelle [1], Repas de famille, publiée en mai 1935, dans Le Flambeau [2] que nous pouvons voir qu'elle est aussi une sorte de révélation pour les ouvrages romanesques à venir, révélation valable à la fois pour le style et pour les thèmes. On y trouve le thème qui sera plus tard développé et le type d'écriture auquel l'auteur restera fidèle jusqu'en 1958.

    Dans Repas de famille, Virginie Ramier est en retard à un repas familial, malheureuse à la suite d'une déception amoureuse. Cela ne se fait pas de se faire attendre de la sorte chez les Ramier. À table, elle essuie les regards réprobateurs de son grand-père, de son père et de tous les autres membres de la famille. Tous les convives autour de la table sont décrits, leurs manières, leurs tenues, leurs pensées, par le regard de la triste amoureuse Virginie. Tout lui semble futile et dérisoire. Virginie aimerait mourir. Dans sa précipitation elle a failli se faire écraser par une voiture et regrette d'avoir « manqué une splendide occasion de mourir » [3].

    L'auteur met en scène un personnage et cela correspond tout à fait à la phase « réaliste ». Il s'agit à première vue de la biographie d'un personnage (puisqu'il nous est présenté dès la première phrase) qui donne au récit sa vraisemblance. Il semble que nous ayons en outre une étude de sa psychologie puisque le lecteur est renseigné, dès la première page, du désir morbide de Virginie.

    « Virginie Ramier fit un bond de chat à qui l'on tranche les pattes pour éviter une auto glissant sans bruit dans le brouillard. » [4]


    Le lecteur est donc informé dès l'incipit. Il est face à un récit diégétique : sa forme est proprement narrative et relate une succession de faits. Cela s'oppose au récit mimétique, se réalisant au style direct avec des précisions sur les gestes ou attitudes des personnages : le récit mimétique est particulièrement employé dans la réalisation des pièces de théâtre (mais aussi dans les récits au style direct comme Le Hussard bleu [5]de Roger Nimier.


    « Un coup de frein déchira l'air d'une plainte ; Virginie cria, atteignit le trottoir et puis tout rentra dans l'ordre : le brouillard la but toute entière de telle sorte qu'elle ne se sentait plus une jeune fille douée d'un corps et de membres articulés. » [6]

    Si l'on considère « le point de vue narratif », selon Gérard Genette [7], nous pouvons dire que dans cette nouvelle il s'agit d'une non-focalisation ou focalisation 0. Le lecteur est immédiatement averti. Il connaît l'identité du personnage central. Ce dernier est placé au milieu d'une intrigue (pourquoi Virginie aurait-elle voulu ne pas éviter la voiture ?) qui sert le contrat de lecture. Ce narrateur-là est alors omniscient, il sait tout sur tout. Il connaît les pensées et sentiments de chaque personnage. La focalisation 0 est caractéristique de la tradition romanesque parce qu'elle permet de créer une illusion réaliste particulièrement forte. L'auteur, dans Repas de famille, utilise à l'évidence les procédés qui caractérisent le roman réaliste.

    Dans la nouvelle suivante, Les Géraniums [8], le lecteur est là aussi devant une mise en texte traditionnelle.

    « Melle Peloux rapprocha sa chaise jusqu'à toucher les genoux des deux visiteuses »

    Il s'agit ici de la rencontre du personnage central et de deux inconnues. Nous avons déjà son identité mais rien ne nous indique celle des deux autres personnages. Seules informations les concernant : leur sexe, leur attitude et leur statut. Ce sont deux femmes, assises et qui sont en visite. Rien ne nous indique si le personnage central connaît ces deux femmes. C'est cette rencontre qui fait l'objet de l'intrigue. Le lecteur est ainsi avide de continuer sa lecture pour découvrir qui sont ces deux personnages féminins. C'est ce que Claude Duchet, dans ‘Idéologie de la mise en texte' [9], appelle le topos de la rencontre. Il est la conjonction d'au moins deux acteurs qui permettent la mise en circulation d'une information propre à éclairer le novice. Ici, ‘Melle' est mise en situation : elle reçoit et semble chercher un rapport particulier avec ses interlocutrices puisqu'elle décide de rapprocher « sa chaise jusqu'à toucher les genoux des deux visiteuses ». De même que dans Repas de famille le point de vue narratif est celui de la focalisation 0.


    Nous prendrons encore un dernier exemple de nouvelle afin de montrer comment les premiers écrits publiés de l'auteur s'inscrivent tous dans la phase de la tradition. La mise en texte de La Jeune fille qui attendait [10] ne déroge pas à la règle.

    « Comme le jour baissait, Catherine prit la lampe de dessus le buffet et la posa sur la table. Puis elle l'alluma.»


    Dans la classification des différentes « mises en texte » du roman classique ces deux phrases correspondent à ce que Claude Duchet nomme le topos de la lumière. Le personnage est décrit dans un espace textuel. Il est mis dans une situation temporelle (ici la fin de la journée). Catherine, en allumant la lampe, donne la possibilité au lecteur de la voir. Cela amplifie la technique d'effet de réel puisqu'une action fictive nous permet de voir une image, mais surtout, l'énumération des actions élémentaires (prendre, poser, allumer) donne un poids de réalité, d'actualité. Le lecteur voit chaque action s'enchaîner.

    Rappelons que lorsque nous employons le terme « tradition réaliste » il s'agit pour nous de caractériser le type d'écriture et la construction des textes de l'auteur et non pas les thèmes qu'il aborde dans ses œuvres. Il nous est ainsi possible de parler d'une esthétique de la tradition romanesque au sujet d'une nouvelle. Et lorsque, après ses précédentes nouvelles, Dominique Rolin publie son premier roman, celui-ci n'échappe pas au type d'écriture habituel. Il s'inscrit tout comme les premiers textes dans cet aspect traditionnel dont l'une des caractéristiques les plus importantes est l'acuité de la description.


    Comme d'habitude, sur le coup de huit heures du matin, M. Tord pénétra dans la salle à manger où l'attendaient déjà ses cinq enfants et sa femme. Il était revêtu de sa vieille robe de chambre maculée d'encre du haut en bas ; il laissait pendre ses bras le long de son corps ; seules ses mains molles remuaient. » [11]

    Il en va de même pour le récit suivant en 1944, Anne la bien-aimée qui, lui non plus, n'échappe pas à la règle d'une écriture avec une mise en texte traditionnelle :

    « Mon nom est Anne Matthias. J'étais ivre hier soir, et je me suis endormie sur ce banc. » [12]

    Le lecteur est toujours informé de manière très précise. Il ne doit pas être perdu et le narrateur doit tout lui dévoiler. Nous avons donc l'identité du personnage, son état psychologique (son ivresse laisse supposer une tristesse ou un désespoir), sa situation spatiale (dehors sur un banc) et sa condition sociale (l'indication spatiale permet l'extrapolation : un individu n'ayant pas pu rejoindre, de quelque manière que ce soit, son domicile, signifie qu‘il n‘en a pas).


    Notons que dans cet exemple le narrateur est « je ». Déjà dans quelques précédentes nouvelles [13] l'auteur avait utilisé ce type de focalisation. Ce recours occasionnel à la focalisation interne n'empêche pas de classer ce texte dans la phase du roman traditionnel. La focalisation interne, en effet, est une technique tout aussi classique que la focalisation 0. Elle n'est qu'un moyen, pour l'auteur, de dynamiser son récit, de le rendre plus vraisemblable, d'augmenter en définitive l'effet de réel afin de faire oublier au lecteur qu'il se trouve dans une fiction narrative et l'aider ainsi à s'identifier au personnage. Cette différence de focalisation ne modifie en rien la constance de l'écriture ; elle montre, en revanche, le choix de l'auteur de diversifier les points de vue narratifs et donc, de surprendre son lecteur.


    De 1935 à 1955 l'écriture romanesque de Dominique Rolin utilise ces mêmes techniques narratives dites traditionnelles. Chaque ouvrage est alors une narration linéaire qui décrit la vie d'un ou plusieurs personnages, leur environnement, leurs actes, leurs émotions, expériences et sentiments. Le lecteur a en sa possession les tenants et aboutissants de chaque vie fictive de chaque ouvrage. Le narrateur décrit presque tout, les gestes, les apparences, le cadre et laisse très peu de place à la libre interprétation. De même le nombre de questions restant en suspens est très faible. Ainsi chaque roman est une histoire dans laquelle nous pouvons nous fondre.


    Dans Les Marais le lecteur assiste à la vie d'une famille avec toutes ses incidences. Il peut observer la croissance des trois frères et sœurs, de leur enfance à l'âge adulte, devenant eux-mêmes parents. Le père est décrit comme un homme agressif et violent. L'un des enfants, la petite Barbe, morte très jeune, continue à occuper une place importante. Les enfants, unis malgré leurs querelles, sont obligés de se réfugier dans des chambres, des lieux clos, pour s'épanouir ; chacun désirant acquérir sa liberté mais sans se détacher des autres. Amours, mariages, enterrements, déchirements composent le roman. Toute la famille est présentée par l'auteur dans ses moindres détails : les traits de caractère, les manies, les caractéristiques physiques... Le récit est violent et parfois cruel. Il montre la cellule familiale comme un éternel et désespérant recommencement ; les enfants finissant par ressembler à leurs parents dans un cycle cruel et inéluctable.

    Anne la bien-aimée est le récit d'une pauvre femme, âgée, qui se retourne sur son passé pour contempler la vie qu'elle a gâchée. Issue d'une modeste famille de pêcheurs, elle abandonnera une existence tranquille pour monter à la ville comme serveuse, espérant y réussir aux côtés d'un mari infidèle et alcoolique. Elle s'adonnera à la boisson, s'enfuira avec son jeune enfant et entamera une lente descente aux enfers parsemée de faibles lueurs d'espoirs. Elle s'engloutira si profondément dans la misère et le malheur qu'elle se suicidera en se jetant à la mer. Le récit est consacré à la description de la psychologie d'Anne. Chaque choix de vie est détaillé par le « je » narrateur. La capacité de description des éléments qui entourent la narratrice est caractéristique de la phase roman traditionnel. Cela permet de souligner, de donner du relief à la perception de la narratrice, aidant ainsi le lecteur à mieux comprendre le personnage.


    « ... je me souviens : je portais une robe noire à fleurs rouges et un chapeau de paille noire orné de groseilles artificielles. J'emportais mon parapluie de soie rouge et un petit cabas avec mes tartines. » [14]


    Anne aime la précision, l'observation, elle détaille la tenue qu'elle porte. L'anthropomorphisation des maisons dénote une tendance à la fois poétique et imaginative.


    « Elles me faisaient peur, ces maisons, elles semblaient me surveiller sous leurs paupières faussement closes, et chaque fois qu'elles se dressaient de nouveau devant moi, je me mettais à trembler et des larmes coulaient sur mes joues. » [15]


    L'Ombre suit le corps [16] met en scène l'histoire de Nicolas Cormier, un jeune homme qui se dit écrivain. Il rencontre quatre sœurs et épouse celle qu'il aime un peu plus que les autres. Tous deux couleront un bonheur parfait au sein de leur famille. Mais le côté obscur de Nicolas Cormier se trouvera révélé par la rencontre d'une femme au nom étrange : Marie Écarlat. Nicolas quittera femme et enfants afin de vivre passionnément avec Marie. Leur égoïsme réciproque aura raison de leur passion. Ils se sépareront et Nicolas s'en retournera péniblement vers son foyer.


    Le Souffle [17] nous présente les dernières semaines de vie d'Auguste Yquelon, veuf depuis dix ans. Il vit, dans la maison familiale, au centre des allées et venues de ses grands enfants. Il attend, avant de mourir, que chacun d'eux soit prêt à perpétuer la tradition familiale et ses mystères. L'aînée tient à reprendre à son compte, mais en vain, les prérogatives paternelles. Chaque héritier veut gérer son trésor de douleurs et d'émerveillements jusqu'au point d'éveiller le tempérament meurtrier du plus doux de ces enfants, Valentin. Il ira jusqu'à tuer pour défendre sa liberté.


    Dans Le Gardien, Constant, avant de mourir, revoit toute sa vie, la mort de son père, son apprentissage à la menuiserie du village.


    « Je rêve chaque matin de mon père mort depuis cinquante ans. Il me parle et m'invite à une ballade à travers le domaine. » [18]


    C'est à vingt ans qu'il a repris les fonctions de son père : gardien du domaine de La Réclusière appartenant à M. Armontel. Dans un besoin forcené d'identification au géniteur, Constant va alors parcourir tous les recoins de sa relation avec son père. Il va fouiller jusqu'au plus profond de ses souvenirs avant de pouvoir se reposer définitivement au pied de l'arbre du domaine qu'il aura, à son tour, choisi.

    Comme dans Anne la bien-aimée le procédé de l'analepse [19] est utilisé par le narrateur, la focalisation est interne. Tout comme dans les précédents romans la forme reste académique.

    Tous ces exemples montrent que de 1935 à 1958, existe une grande cohésion stylistique chez l'auteur. Chacune de ses œuvres est composée et rédigée suivant le mode narratif traditionnel. Le vocabulaire employé dans ces ouvrages est à la fois soutenu et courant. Mais il n'est pas original : pas de néologisme, pas de phrases nominales, pas de particularités qui seraient propres à l'auteur. Nous constaterons que cela changera dans la suite de l'œuvre.

    Le dénominateur commun à l'ensemble de l'œuvre de Dominique Rolin apparaît dès les premiers écrits : une exceptionnelle sensibilité aux mécanismes des sentiments humains. Elle y consacre exclusivement ses fictions. Nous pouvons même déjà voir que l'analyse psychologique des personnages se fait toujours par l'intermédiaire de la cellule familiale. Cellule que l'auteur s'applique à décrire, avec une très grande précision à chaque ouvrage, dans toute sa complexité.


    En outre, le découpage formel des romans montre que ceux-ci appartiennent également à la tradition romanesque. Nous ne parlons pas ici de schéma narratif ou actantiel mais tout simplement des divisions en parties, livres ou chapitres d'un ouvrage.


    En prenant Les Marais, on remarque que l'ouvrage est divisé en deux livres et que chacun de ces livres est subdivisé en cinq parties à peu près équivalentes. Dans L'Ombre suit le corps nous avons trois parties. Le Souffle se décompose en cinq parties équilibrées qui portent des noms alors que dans les ouvrages précédents elles étaient seulement numérotées. La première s'intitule « L'orage », la deuxième « La barque », la troisième « La mort en fête », la quatrième « Destin » et enfin la cinquième et dernière « Le signal ». Dans Le Gardien il n'y a pas de chapitres formels mais simplement quatre parties de taille équivalente. À chaque fois le découpage de ces ouvrages est globalement équilibré. À aucun moment l'auteur ne sacrifie à la construction de ses fictions le rythme et la régularité des différents temps de l'histoire.

    Anne la bien-aimée est une narration strictement linéaire. Il n'y a ni partie, ni chapitre, ni livre. Seuls les alinéas tiennent fonction de respiration. Et c'est peut-être parce qu'il s'agit d'une ‘histoire' relativement courte et dense (cent dix-sept pages) délibérément voulue dynamique, que Dominique Rolin avait décidé de l'intituler « récit » et non « roman ». L'auteur montre là, dès 1944, qu'il a l'intention de prendre quelques libertés vis à vis de sa propre rigueur et qu'il ne se laissera pas dominer par un quelconque systématisme.

    Anne la bien-aimée tient une place particulière, puisque c'est le seul texte de toute cette phase qui soit constitué de la sorte. C'est vraisemblablement surtout la révélation précoce d'un désir de liberté de la narration vis-à-vis des contraintes romanesques traditionnelles. Nous y voyons déjà les prémices de la seconde phase que nous avons identifiée dans l'écriture de l'auteur : l'exploration Nouveau Roman.

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    I. 2. 2. Deuxième phase : l'exploration Nouveau Roman.


    Le début de ce que nous identifions comme une seconde phase dans l'œuvre de Dominique Rolin correspond, à quelques années près, à l'apparition du courant Nouveau Roman. Ce terme a été, rappelons-le, inventé par Émile Henriot, journaliste au Monde, en mai 1957 pour désigner, et de manière plutôt péjorative dans sa bouche, l'originalité des écrits de jeunes auteurs. Le Nouveau Roman n'est pas une école littéraire mais plutôt un ensemble d'auteurs dont Jean Ricardou dit, en 1973, dans son ouvrage Le Nouveau roman, qu'il ne s'agit pas d'« un groupe sûr, ni une école certaine. On ne lui connaît pas de chef, de collectif, de revue, de manifeste. L'imprécision de ses contours suscite alors des oscillations prévisibles : maints critiques se sont sentis en effet autorisés par le vague des limites à considérer chaque fois l'ensemble qui convenait le mieux à leurs desseins » [20]. Ricardou, « pour fuir les problèmes de la localisation étroite » [21], tente une approche de détermination du champ Nouveau Roman. Ce dernier concernerait « tout ce qui en quelque manière contient dans le roman contemporain, et par rapport au roman académique, des traces de nouveauté. » [22] C'est alors qu'il dresse une liste, non exhaustive, d'une cinquantaine d'auteurs ayant publié des ouvrages et dans lesquels il y a des traces de nouveauté. Dominique Rolin avec son ouvrage Le Corps est présente dans cette liste aux côtés d'Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Samuel Beckett, Maurice Blanchot, Claude Simon, Marguerite Duras, etc. Le Nouveau Roman est alors une mouvance qui rassemble des auteurs dont les caractéristiques d'écriture divergent et s'entrechoquent mais qui se rejoignent dans une communauté du refus de la tradition. Tandis que des auteurs comme Alain Robbe-Grillet revendiquent leur appartenance à ce groupe, d'autres comme Nathalie Sarraute s'en défendent, bien que leurs écrits procèdent objectivement de cette même mouvance. Ces deux auteurs, A. Robbe-Grillet et N. Sarraute, vont nous servir de révélateur pour montrer en quoi, dès 1960, Dominique Rolin, a utilisé des techniques narratives de ce courant tout en n'y étant pas totalement assimilable. Il nous semble qu'ici, un préambule de quelques lignes est nécessaire pour circonscrire notre acception du Nouveau Roman.

    Pour Alain Robbe-Grillet le pathos encombre la littérature. Il considère qu'il faut à tout prix s'en libérer et choisit pour cela d'imposer l'évidence des choses tout en refusant de leur imposer un sens. Cette absence de signification va impliquer une absence de signification du livre lui-même. Mais, malgré ce désir, Robbe-Grillet ne peut éviter la présence d'une conscience dans ses ouvrages. Et cette conscience est bien souvent celle de l'obsession, à l'image du regard porté sur le mille-pattes, dans La Jalousie [23], que l'on retrouve tout au long du roman.

    Dans cet ouvrage le personnage principal n'est que supposé. Il ne dit jamais « je » et le lecteur n'en a conscience que parce qu'il va deviner le regard de ce personnage. Contrairement à ce qu'il trouve dans la narration traditionnelle, le lecteur ne sait rien sur lui, il n'est pas informé. Le personnage n'est alors rien d'autre qu'un regard, celui d'un mari jaloux. Il y a là une véritable volonté de rupture avec le pacte de lecture classique.

    Sur l'absence de signification, Nathalie Sarraute va s'opposer à Alain Robbe-Grillet. Elle s'attache en effet à décrire les profondeurs psychologiques des personnages alors que Robbe-Grillet préfère s'en tenir aux surfaces. Elle utilise, pour ce faire, une abondance d'images et de métaphores. Pour Nathalie Sarraute l'essentiel est le non-dit. Elle tente d'approcher au microscope les sentiments, les profondeurs de l'âme. Cela va se traduire dans son écriture par l'abondance non seulement d'images, mais aussi de phrases incomplètes, hachées comme si le langage courant était parfois impuissant à saisir certains « tropismes » [24].

    « Eh bien, je crois que nous... c'est qu'il est tard... moi il faut que je rentre... oui... je crois qu'il va falloir...on était venu en passant... Une autre fois... » [25]

    Dans Le Planétarium, il n'y a plus de narrateur mais une succession de points de vue, de voix diverses et au bout du compte, il n'y a plus de personnage. Et l'on rejoint ainsi, par d'autres chemins, la même conséquence que chez Robbe-Grillet : la disparition du narrateur.

    Le changement de statut des personnages dans le Nouveau Roman est aussi une des caractéristiques de ce mouvement. Le personnage romanesque n'est plus campé dans une histoire, n'est plus doté d'un physique et d'une identité, il a des contours flous, il peut être le support de l'action ou tout simplement d'un geste. Il est réduit à un quasi-anonymat, à des pulsions ou à sa relation avec des objets. Le Nouveau Roman va ainsi multiplier les descriptions d'objets, neutres et strictement objectives. Et comme le remarque Jean Ricardou dans Le Nouveau Roman, contrairement aux romanciers académiques qui multiplient des actions à l'intérieur de leurs descriptions, les Nouveau Romanciers vont multiplier les descriptions à l'intérieur des actions [26].

    Le Nouveau Roman accorde peu d'importance à l'intrigue, pas plus qu'au dénouement ou qu'à l'aboutissement. Lorsqu'il utilise des éléments d'intrigue policière, cela sera fait avec ironie : à l'image du soldat, personnage principal du roman Dans le labyrinthe [27], qui porte sur lui une boîte secrète, mystérieuse, tout au long du roman. Cette boîte intrigue le lecteur, fixe sa pensée. Il est persuadé qu'elle renferme quelque chose d'important, à l'image de la place qu'elle tient dans le roman, qu'elle a une signification particulière qui lui sera plus tard dévoilée.

    « Le mieux serait évidemment de le détruire, le contenu en tout cas, puisque la boîte elle-même est en fer. Mais, s'il est aisé de brûler les papiers qu'elle renferme, ou de les déchirer en menus morceaux, il y a dedans d'autres objets plus difficiles à mettre en pièces - et dont il n'a d'ailleurs jamais vérifié la nature exacte. » [28]

    Finalement, à la fin de l'ouvrage, le narrateur révèle au lecteur que la boîte ne contenait ni plus ni moins que de simples affaires personnelles, sans aucun intérêt, ni valeur exceptionnelle, sauf pour le soldat. Déception du lecteur qui se serait attendu à une découverte significative du contenu de cette boîte.

    Les auteurs du Nouveau Roman aiment particulièrement la construction circulaire car elle permet, tout comme les interminables descriptions, une sorte ‘d'enlisement' du récit. Le début met en place une intrigue que l'espace du roman ne suffit pas à résoudre, soit parce qu'elle n'existe pas réellement, soit parce que la narration en est incapable. Le dénouement, nous devrions plutôt parler de ‘fin de l'histoire', est le constat d'une non-évolution. Il n'y a plus de dénouement puisque tout reste ‘noué'. Le temps linéaire laisse la place au temps immobile, brouillé. Tout se retrouve plus ou moins sur le même plan. La durée est abolie et l'on vit essentiellement dans la narration au présent de l'indicatif.

    « Je suis seul ici, maintenant bien à l'abri. Dehors il pleut, dehors on marche sous la pluie en courbant la tête, s'abritant les yeux d'une main tout en regardant devant soi, quelques mètres d'asphalte mouillé ; dehors il fait froid, le vent souffle entre les branches noires dénudées ; [...] Dehors il y a du soleil, il n'y a pas un arbre, ni un arbuste, pour donner de l'ombre [...] Dehors il neige. Le vent chasse sur l'asphalte sombre du trottoir les fins cristaux secs, qui se déposent après chaque rafale. » [29]

    La narration n'est plus prise en charge par le narrateur omniscient classique. Puisqu'il y a multiplication des points de vue, la vision reste forcément partielle, éclatée, dispersée, aléatoire, incertaine. C'est une sorte de relativisation qui tend à une destruction du récit. On finit par arriver à une impossibilité de raconter une histoire à l'instar de Robert Pinget [30] dans L'Inquisitoire [31], où l'on interroge un domestique afin de retrouver l'intendant du château de Broy. Plus on avance dans l'interrogatoire plus le lecteur s'embrouille. L'inquisiteur n'arrive pas à trouver la vérité, dans une sorte de parodie de procès où le langage lui-même est interrogé. L'interrogatoire est alors un médium utilisé comme prétexte à reproduire le langage utilitaire, c'est-à-dire, du langage pour du langage, sans autre raison.

    « Vaguemort n'existe-t-il que dans votre tête

    Dans la vôtre aussi

    Répondez

    Je ne veux plus

    Répondez

    Vaguemort est à Vaguemort je l'ai dit près du Bouset à droite de la petite route il faut la brûler

    Pensez-vous qu'il faille brûler Grance aussi

    Pourquoi pas tout le pays pendant que vous y êtes » [32]

    L'illusion réaliste, qui constitue la trame du roman traditionnel, est remise en cause par le Nouveau Roman au profit de la mise en scène d'une histoire qui n'a pas de but si ce n'est celui de simplement exister.

    « Mais l'histoire se met à foisonner de façon inquiétante : les témoins se contredisent, l'accusé multiplie les alibis, des éléments surgissent dont on n'avait pas tenu compte... Et toujours il faut revenir aux indices enregistrés [...] On a l'impression, de plus en plus, qu'il n'y a rien d'autre de vrai [...] ces éléments qui se jouent des systèmes n'ont qu'une qualité sérieuse, évidente, c'est d'être là. » [33]

    Alain Robbe-Grillet, en prenant l'exemple du drame policier dans Pour un nouveau roman, définit là cette remise en cause de l'illusion réaliste du « roman initial » [34]. Ce dernier faisait disparaître les objets et les gestes qui servaient de support à l'intrigue : « la main qui se pose sur l ‘épaule n'était plus qu'une marque de sympathie » [35] alors qu'avant tout, elle est une main qui se pose sur une épaule...

    La remise en cause de l'illusion réaliste dépasse même le cadre du roman. Pour Alain Robbe-Grillet, c'est le monde lui-même qui n'a d'autre but que celui d'exister :

    « Or le monde n'est ni signifiant ni absurde. Il est, tout simplement. C'est là, en tout cas, ce qu'il a de plus remarquable. Et soudain cette évidence nous frappe avec une force contre laquelle nous ne pouvons plus rien. D'un seul coup toute la belle construction s'écroule : ouvrant les yeux à l'improviste, nous avons éprouvé, une fois de trop, le choc de cette réalité têtue dont nous faisions semblant d'être venus à bout »

    Ne plus « faire semblant » de croire en une réalité qui n'était qu'une interprétation : voilà l'objectif et le défi.

    1960 : Dominique Rolin publie Le Lit [36]. L'ouvrage, à première vue, peut sembler procéder encore de la phase d'écriture traditionnelle de l'auteur. Le temps de la narration y est linéaire, l'ouvrage se décompose en neuf chapitres (Octobre, Novembre, Décembre, Janvier, Février, Mars.I, Mars.II, Avril, Dimanche de mai). La focalisation y est interne, « je » est le narrateur. Ce dernier décrit les signes avant-coureurs de la maladie, la maladie elle-même et finalement le décès de l'être aimé. Malgré cette apparente forme traditionnelle, nous remarquons déjà dans cet ouvrage une évolution particulière. On note dès l'incipit, qu'une obsession hante le narrateur, cela n'est pas sans résonance avec celle engendrée par le mille-pattes dans La Jalousie évoqué plus haut.

    « La mouche grimpait. Derrière la vitre de l'autorail filait la campagne d'automne rythmée d'arbres, de fossés et de prés blafards. La mouche progressait avec difficulté : probablement touchait-elle au terme de sa vie de mouche. [...] La mouche s'est immobilisée près de mon épaule puis, prise de folie, elle est allée buter contre une autre fenêtre à l'opposé du compartiment. » [37]

    Le temps, comme le montrent les passages qui vont suivre, est aussi une obsession pour le narrateur. Il le rapproche inexorablement de la perte de l'être cher.

    « J'étais à la fois passé, présent, avenir » [38]

    ou encore

    « L'avenir s'abolissait avant que d'être né. Il appartenait à un passé dont jamais, jamais il ne me serait possible de ressusciter les images » [39]

    « Je me suis retournée sur le côté, ce qui changeait les plans froid-chaleur, lumière-obscurité, passé-présent : certains de mes muscles et de mes nerfs cédaient la place à d'autres nerfs qui affleuraient à la surface du temps » [40]

    Le narrateur finit par se perdre dans le temps, par oublier sa valeur. Passé, présent ou futur ne lui importent guère. Et l'on peut voir ici un enlisement progressif de la narration car le narrateur lui-même n'arrive plus à sortir de cette remise en question continuelle de la valeur du temps. La progression de l'histoire n'est plus nécessaire ni obligée. L'objectif principal est d'abord de résoudre la question du temps. Ce ralentissement, qui finit par arrêter quelque peu le récit, n'est pas sans ressemblance avec les procédés utilisés par des Nouveaux Romanciers.

    Pour ces derniers, il ne s'agit plus de simplement ‘raconter une histoire'. Alain Robbe-Grillet affirme, s'agissant du roman traditionnel que « le fond du roman, sa raison d'être, ce qu'il y a dedans, serait simplement l'histoire qu'il raconte. » [41] L'intrigue romanesque n'est qu'une illusion et l'illusion n'est pas la réalité. Ce qui est réel c'est l'écriture et les faits, bruts, tels qu'ils sont, sans être ‘aménagés' pour leur donner « quelque chose de naturel. » Le propre du récit moderne est alors d'affirmer que ‘c'est l'invention et l'imagination qui deviennent, à la limite, le sujet du livre'. [42] Donc, l'organisation temporelle, l'ordre ‘naturel des choses', est de fait remis en question.

    Dans Le Lit nous n'avons pas d'indication temporelle précise : il n'y a aucune date dans toute la narration. Seul le découpage en neuf chapitres nous donne une idée du nombre de jours écoulés entre le début et la fin du temps de l'histoire. Il pourrait donc s'agir de n'importe quel mois de novembre, de n'importe quel mois de décembre et de n'importe quel dimanche de mai. Et même ce dimanche dit de mai, qui annonce la reprise du cours de la vie du narrateur, après la mort de Martin, n'est peut-être pas en mai puisque le narrateur pose la question au début du chapitre :

    « Peut-être sommes-nous au mois de mai, ou bien en novembre ? » [43]

    D'autres indices nous permettent d'affirmer que Le Lit est l'ouvrage annonciateur de la deuxième phase marquante dans l'écriture de Dominique Rolin. Dans les précédents écrits, l'organisation graphique des paragraphes était classique. Les phrases étaient complètes, les paragraphes s'enchaînaient, commençaient par des alinéas qui se justifiaient lors d'un changement d'idée ou d'un laps de temps non décrit, suggéré, supposé par le ‘blanc' les séparant. Dans Le Lit, à la page 159, nous trouvons l'enchaînement de trois paragraphes, de trois lignes chacun, et dont deux d'entre eux commencent par un groupe nominal :

    « Un sanglot. Un silence un peu plus long. Un sanglot. Un silence encore plus long. Un sanglot.

    Un silence très long. Je guette : j'attends le sanglot suivant.

    J'ai le temps de me demander s'il aura lieu, et il se produit. »

    Et un peu plus loin :

    « Un sanglot. Un silence.

    Le silence.

    Le grand, le dernier silence. »

    Comme si des phrases classiques ne suffisaient plus à décrire la tension, les sentiments en cause. Seul l'usage de phrases nominales, de simples mots isolés, pour leur donner tout leur relief, peut réussir à faire sentir une émotion aussi intense. Jusqu'alors cette construction syntaxique n'était pas utilisée par l'auteur. C'est peut être dans une volonté de toucher au plus près les « tropismes », chers à Nathalie Sarraute, que Dominique Rolin change son habituelle construction syntaxique, qu'elle la radicalise en privilégiant l'efficacité du signifié. Cette libération de la syntaxe n'est pas nouvelle et encore moins propre au Nouveau Roman mais elle est fréquente chez les Nouveaux Romanciers [44] et peut donc être considérée comme caractéristique de leur manière.

    Le roman suivant, Le For Intérieur, deux années plus tard, confirme clairement l'influence du Nouveau Roman. Les lecteurs en seront déconcertés et la revue bruxelloise Candide titrera, dans son numéro du 24 mai 1962, son article au sujet de l'ouvrage : « Une Dame du Femina saisie par le Nouveau Roman » [45]. À partir de cette publication, on voit se dégager une évolution stylistique qui reflète une quête spirituelle incessante, épaulée par une recherche rigoureuse de la mise en forme. L'héroïne-narratrice du récit n'a pas de nom. Elle n'est pas décrite physiquement. Le lecteur ne peut se faire une idée d'elle que grâce à l'intervention de son regard porté sur son entourage. Le roman s'ouvre sur une description froide de scènes tenant plus de l'énumération de choses vues, entendues ou senties par l'héroïne, que d'un récit.

    « Soir d'été, dans l'appartement : Vé, Emma, Piti.

    Préparation au rendez-vous avec Y.

    Évocation de Y.

    Léo et le galet.

    Emma et Dosia.

    Léo : Le jeu du maître et de l'esclave.

    La salle de bain.

    Léo et le puits.

    Emma et Dosia derrière la porte.

    Lotti au vestiaire.

    Léo et la maison des pins : les autres.

    Y. et le rendez-vous.

    Léo et la moustiquaire.

    Piti sur le tapis.

    Vé parle d'Alicia.

    L'escalier : les portes. » [46]

    Force est de constater que cet incipit est bien différent de tous les autres précédemment rédigés par l'auteur. Aucune nouvelle, aucun roman, n'avait bénéficié d'une pareille mise en texte chez Dominique Rolin. A l'instar de Claude Simon, Robert Pinget ou Robbe-Grillet nous assistons à la multiplication des descriptions objectives et neutres. L'auteur joue même sur la composition typographique. Ainsi chaque groupe nominal, dans lequel le personnage de Léo apparaît, est en italique tandis que ceux dans lesquels sont citées Emma et Dosia ne le sont pas. C'est vraisemblablement, pour l'auteur, le moyen de montrer une différence de regard de la part de la narratrice. Un peu comme si cette dernière voyait toujours Léo en italique, Emma et Dosia en lettres droites. Les sentiments de la narratrice ne sont peut-être pas les mêmes pour ces différents personnages. Ainsi, Y., avec qui la narratrice a rendez-vous, deux fois en italique, est peut-être source de confusion des sentiments pour celle-ci.

    [1] Si nous prenons l'exemple d'une nouvelle c'est d'abord parce qu'il s'agit des premiers écrits roliniens publiés mais aussi pour montrer que cette écriture ne se cantonne pas seulement au roman.

    [2] op. cit.

    [3] V. Repas de famille dans Les Géraniums, Paris, La Différence, 1993, p. 475

    [4] V. ibid.

    [5] NIMIER, Roger.- Le Hussard bleu, Paris, Gallimard, 1950, 334 p.

    [6] V. ibid.

    [7] GENETTE, Gérard.- Figures III.- Paris : Seuil, 1972.- p.206

    [8] Les Géraniums, dans Cassandre.- Bruxelles, 08/08/1936.- p. 5

    [9] DUCHET, Claude.- ‘Idéologie de la mise en texte', dans La Pensée.- Paris, 1980, n° 215.- p. 60

    [10] « La jeune fille qui attendait », dans, Cassandre.- Bruxelles, 07/09/1935.- p. 11-12

    [11] Les Marais.- Paris : Denoël, 1942.- 203 p.- p. 11

    [12] Anne la bien-aimée.- Paris : Denoël, 1944.- 117 p.- p.7

    [13] V. Couleur de temps, La Jeune fille et la cavalier, Conte triste de l'horloge, Bonne et heureuse.

    [14] p. 84

    [15] p. 78

    [16] L'Ombre suit le corps.- Paris : Seuil, 1950.- 238 p.- (Pierres vives)

    [17] Le Souffle.- Paris : Seuil, 1950.- 256 p.

    [18] Le Gardien.- Paris : Denoël, 1955.- 240 p.

    19] V. GENETTE, Gérard.- Figures III.- p. 82 : « ...analepse, toute évocation après coup d'un événement antérieur au point de l'histoire où l'on se trouve... »

    20] RICARDOU, Jean.- Le Nouveau Roman.- Paris : Seuil, 1990.- 255 p.- p. 20

    [21] ibid. p. 23

    [22] ibid.

    [23] ROBBE-GRILLET, A.- La Jalousie.- Paris : Les Éditions de Minuit 1959.- 221 p.

    [24] V. SARRAUTE, Nathalie.- Tropismes, Paris : Denoël, 1939.- 140 p.

    [25] V. SARRAUTE, Nathalie.- Le Planétarium, Paris : 1959.- 251 p.- p. 174

    [26] RICARDOU, A.- Le Nouveau roman.- Paris : Seuil, 1990.- coll. Points Essais, 255 p.- p.137

    [27] ROBBE-GRILLET, A.- Dans le labyrinthe.- Paris : Les Éditions de Minuit, 1959.- 221 p.

    [28] ibid. p. 156

    [29] ibid. p.9

    [30] V. plus haut et article de presse en annexe sur l'obtention du Femina par R. Pinget p. 297

    [31] op. cit.

    [32] V. L'Inquisitoire.- p. 265-266

    [33] ROBBE-GRILLET, A.- Pour un nouveau roman.- Paris : Les Éditions de Minuit, 1963.- 144 p.‑ p. 21

    [34] idid, p. 19

    [35] ibid

    [36] op. cit.

    [37] p. 9

    [38] p. 78

    [39] p. 91

    [40] p. 103

    [41] V. Pour un nouveau roman, p. 29

    42] ibid, p. 30

    [43] p. 195

    [44] Rappelons les phrases sans ponctuation de Claude Simon, les suites de phrases isolées de Robert Pinget, la multiplicité ou l'absence totale de paragraphes chez Nathalie Sarraute.

    [45] V. article en annexe p. 304

    [46] V. Le For intérieur.- Paris : Denoël, 1962.- 252 p


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